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après sept mois de mariage, se croyant sans doute victime de quelque accident mystérieux, car, au moment de rendre le dernier soupir, elle supplia qu’on fît, après sa mort, l’autopsie de son cadavre. Chévetel ne crut pas devoir déférer au désir de la morte, qui fut inhumée dans le cimetière de Cauterets.

Ce chagrin venait cruellement s’ajouter aux déceptions dont avait déjà souffert le marquis de la Rouerie : il revint se confiner en Bretagne, désœuvré, sans espoir de reprendre goût à la vie, sans confiance dans l’avenir ; il passait des semaines entières à la chasse sur les bords du Couësnon et de l’Oysance ; il cherchait à reprendre, dans les landes de sa province, l’existence aventureuse et libre qu’il avait connue aux rives de l’Hudson. On raconte qu’avec son beau-frère, M. de Chasseloir, il venait en chassant, au mépris des lois et à la barbe de la maréchaussée, depuis Fougères jusqu’aux portes de Paris : son caractère frondeur se plaisait à ces extravagances. Ou bien il s’enfermait durant des mois dans son château, ne recevant que Chévetel, avec lequel il sympathisait chaque jour davantage, et le major Chafner qui vivait sous son toit, bien décidé à y finir ses jours et à ne jamais revoir l’Amérique.

Mais Armand de la Rouerie était doué de cette impressionnabilité qui permet tour à tour l’abattement et l’exaltation : il suffisait d’une circonstance fortuite pour le rejeter, de la tristesse où il s’enlizait, à l’exubérance qui lui était naturelle. Cette circonstance se présenta : la lutte de la Cour et des Parlemens avait eu pour effet d’émouvoir le peuple de toutes les provinces. D’ailleurs, en 1788, l’agitation était partout : l’Assemblée des Notables, l’impôt territorial, le commerce des grains, la tenue prochaine des États généraux et l’affaire du Collier, la Cour plénière et le Mariage de Figaro, les grands bailliages et Cagliostro, mille autres incidens graves ou futiles étaient l’objet des controverses dans toutes les familles. À peine les édits du 8 mai furent-ils arrivés à Rennes que toute la Bretagne prit fait et cause pour le Parlement. Le jour où l’intendant Bertrand de Molleville se présenta au palais pour y faire enregistrer les ordres du roi, la foule le poursuivit de clameurs méprisantes : elle arrachait la baïonnette aux soldats de l’escorte, et un combat s’ensuivit entre le peuple et la troupe.

Les jeunes gens de la ville s’armèrent : on assurait que les Anglais faisaient passer aux mécontens des munitions et des fusils. Les nobles rédigèrent, sous forme de protestation, une