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Tours… Danton s’irrite, tonne, résiste ; s’il dit un mot du secret qu’il possède, tous les courages vont s’effondrer, ce sera un sauve-qui-peut général ; il se garde d’en parler ; il expédie à Dumouriez Fabre d’Eglantine, qui, lui aussi, a entendu les confidences de Chévetel : et Dumouriez, docile, s’obstine à barrer la route de Châlons, sans prendre l’offensive, tant il redoute qu’un mouvement l’oblige à découvrir la ville menacée.

Et quand Brunswick se décide à la retraite, Dumouriez le suit « pour la forme », — le mot est de Dillon, — car il craint, en le harcelant, de lui rendre le courage du désespoir. En vain, les Princes français qui, eux aussi, savent qu’un seul pas en avant doit changer la face des événemens, supplient Frédéric-Guillaume de soutenir au moins un dernier et facile effort ! En vain le Comte d’Artois se fait fort d’emporter à la tête de la noblesse l’artillerie de Kellermann. Le roi de Prusse, sourd à ces objurgations, reprend la route du Rhin ; et les émigrés, cantonnés à Saint-Remy, à Suippes, à la Croix-en-Champagne, apercevaient dans la plaine les clochers de Châlons, cette terre promise, où leur entrée devait être le signal du soulèvement tant escompté ! Ils durent suivre leur allié et se retirer, la rage au cœur. Pour la seconde fois, un fatal enchaînement de hasards accablait la cause royale. Déjà, dans ce même pays d’Argonne, Louis XVI, fuyant vers la frontière, avait été reconnu à cinquante mètres du pont de Varennes, au-delà duquel il eût été sauvé. Aujourd’hui l’armée des Princes s’arrêtait à deux heures de marche du but où elle devait trouver lu victoire ; car, dans l’affolement où vivait Paris, l’annonce simultanée de la prise de Châlons et de la rébellion des provinces de l’Ouest, aurait à coup sûr occasionné une panique qui pouvait être la fin de la Révolution. Lorsqu’il endigua l’invasion, Danton ne vainquit pas seulement la Prusse, il abattit du même coup la coalition bretonne.

La retraite des émigrés fut un désastre ; tous, maintenant, maudissaient cette guerre si gaiement engagée et si tristement finie. Tous s’inquiétaient de ce qu’ils allaient devenir. Les neuf dixièmes d’entre eux étaient réduits à demander l’aumône ; dès le départ de Verdun, quelques-uns implorèrent le secours des plus riches. Chateaubriand, qui faisait partie de ces bandes désolées, affaibli par la dysenterie, en proie au plus violent désespoir, voulut rester dans la terre labourée où il enfonçait jusqu’aux genoux et y mourir : on dut l’arracher de cette boue et