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Lalligand-Morillon. Il était à Paris le 12 décembre et adressait, à cette date, au ministre Lebrun, un rapport insignifiant sur l’esprit contre-révolutionnaire de la Bretagne. La poursuite des chefs de la conjuration semblait alors une affaire enterrée : le marquis de la Rouerie n’avait pas reparu ; beaucoup croyaient qu’il était émigré, ou qu’il avait, tout au moins, renoncé à ses projets.


Tandis que son confrère jouait en Bretagne le rôle de la mouche du coche, Chévetel ne perdait pas son temps. En compagnie de Fontevieux, il s’embarqua pour Jersey où il s’aboucha avec Botherel, et de là gagna Douvres. Cette petite ville était encombrée d’émigrés bretons qui, après la désastreuse retraite de l’armée des Princes en Champagne, avaient pris la mer, espérant aborder en Bretagne et s’engager dans les troupes de la Rouerie, mais que le manque d’argent, la misère, les maladies retenaient en Angleterre.

La mission qu’entreprenait Chévetel exigeait une force de caractère peu commune : pendant près de trois mois, il vécut côte à côte avec l’un des plus intimes amis de celui qu’il trahissait ; il ne fréquenta, à Jersey, à Douvres, à Londres, à Liège, que chez des royalistes fanatiques ; il se ménagea plusieurs entrevues avec Calonne, il fut, à deux reprises, admis en présence du Comte d’Artois… et jamais il n’éveilla l’ombre d’un soupçon. Si l’on réfléchit combien il fut astreint, dans les circonstances douloureuses où se trouvaient les émigrés, à des lamentations feintes, à des protestations hypocrites, à des imprécations contre le parti qu’il servait ; si l’on songe que, pendant ces trois mois, il ne put être lui un seul instant ; qu’il dut surveiller ses paroles, sa démarche, l’expression de son visage ; qu’il lui fallut mentir sans trêve, jouer, sans faillir un moment, la plus odieuse comédie, on en arrive à penser que cet homme incarnait vraiment le génie de la trahison, car on ne voit guère d’autre exemple d’un rôle aussi répugnant soutenu avec autant de persévérance et d’habileté. Et que Rapprend rions-nous pas si, au lieu de n’avoir pour le juger que son propre témoignage, ses dupes avaient parlé ?

A Douvres, les émigrés bretons firent fête aux deux envoyés de la Rouerie : la popularité du marquis était grande ; on connaissait ses projets, on les approuvait, et ses amis bénéficièrent de l’estime que son ardeur royaliste inspirait à tous : Chévetel apprit là que Calonne avait quitté, à Verdun même, le Comte