Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 147.djvu/127

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

âgée de dix-neuf ans, fille d’un garçon de magasin, demeurant avec son père et une petite sœur, rentra à son domicile dans l’après-midi et pria la concierge de lui garder sa petite sœur jusqu’à sept heures. Elle monta dans sa chambre et se tira, dans la région du cœur, un coup de revolver qui la foudroya. Son père a fait connaître les motifs de ce suicide dans les termes suivans : « Ma fille est revenue de Russie, où elle était institutrice ; humiliée de sa condition présente, elle ne voulait pas se remettre au travail comme une ouvrière et ne voulait pas non plus épouser un ouvrier. Elle disait qu’elle aimait mieux mourir que d’être réduite à cette extrémité. » Les voisins confirmèrent cette déclaration. On trouva, au surplus, sur une table, dans la chambre de la jeune fille, une lettre au commissaire de police. Voici cette lettre : « Monsieur, je meurs de mon plein gré, en pleine possession de mes idées et en toute liberté, pour la seule raison que je ne suis pas assez forte pour affronter les difficultés de la vie… Je veux qu’on éloigne de moi ma sœur et qu’elle ne me voie pas. Qu’on lui dise simplement que je suis allée retrouver ma mère, qu’elle doit être sage, ne pas pleurer, car je suis bien heureuse, et penser quelquefois à moi, car je l’aimais beaucoup.

« Et maintenant, monsieur, je vous en supplie, qu’il soit fait selon mon désir ; je voudrais qu’un fourgon m’emmène le plus vivement possible et que l’on me fasse brûler. Nous sommes pauvres, je ne veux aucun service funèbre ; je ne veux pas la charité, pas plus que les regrets inutiles. » — Cette jeune fille de dix-neuf ans s’est suicidée le sourire sur les lèvres ; on a remarqué que, lorsqu’elle rentra pour se tuer, elle souriait plus que d’habitude ; elle était heureuse de se délivrer de la vie, pour échapper à l’obligation de se remettre au travail manuel.

Eût-elle été plus heureuse si elle s’y fût résignée ? Le sort des ouvrières à Paris est profondément triste, parce que leur salaire est insuffisant, et qu’elles manquent souvent de travail. Jeunes, elles sont tentées de demander un surcroît de ressources à la galanterie[1] ;

  1. Lorsqu’on interroge une jeune prévenue sur les causes de son inconduite, bien souvent elle répond : « Il faut bien que je mange ! »