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Tout cela est vrai, quand l’homme a assez de force pour supporter la douleur, mais s’il ne l’a pas, il peut devenir fou de douleur ou alcoolique par besoin de s’étourdir. J’ai constaté que des ouvriers qui veulent faire vivre leur famille de leur travail, et non d’aumônes, éprouvent quelquefois un si violent chagrin de ne pas trouver de travail, qu’ils en perdent la raison, ou que leurs facultés mentales s’affaiblissent, sans aller jusqu’à la folie. — Lorsque la misère, les souffrances physiques et morales qui en résultent, ébranlent la raison et conduisent au suicide, ces suicides sont classés dans les statistiques parmi les suicides déterminés par la folie. Mais la cause première en est la misère. L’ouvrier sans travail cherche souvent aussi à s’étourdir par la boisson. Je suis certain que sur les cent vingt alcooliques qui se sont suicidés à Paris l’année dernière, il y en avait un certain nombre qui avaient été entraînés à des habitudes d’intempérance par le besoin d’oublier leur misère. L’alcoolisme n’est pas toujours la cause de la misère de l’ouvrier, il en est souvent l’effet. Donc pour avoir le chiffre exact des suicides déterminés par la misère à Paris, il faudrait en ajouter, je crois, une centaine qui sont classés sous les rubriques : par alcoolisme, par folie ; ce qui en porterait le total à 400 ou 450 par an.

Les écrits des suicidés, que j’ai reproduits dans le cours de cette étude, les détails dans lesquels je suis entré pour bien préciser leurs sentimens, le mobile de leur conduite, nous permettent de voir ce qu’il faut penser de la théorie de ceux qui trouvent dans le suicide une forme de la criminalité. D’après quelques criminalistes, le suicide et l’homicide dérivent d’un même état psychologique et physiologique. Ce sont, disent-ils, des formes diverses de la même immoralité, de la même dégénérescence.

Le suicide est si peu une forme de la criminalité, qu’il se produit, dans tous les cas de misère, pour échapper à la criminalité. Lorsqu’un ouvrier écrit : « Manquant de travail, mourant de faim, j’aime mieux me tuer que mendier et voler, » il me paraît difficile de voir en lui un criminel, puisqu’il se tue pour ne pas le devenir. Peut-on voir aussi un criminel dans le fabricant qui a écrit la lettre suivante : « Les différentes maisons qui jusqu’ici ont alimenté mon atelier ont changé leur genre de travail ; toutes à la fois cessent de m’occuper et je reste absolument sans travaux et dans la dure nécessité de congédier les quatre personnes que j’occupe. Je ne peux plus continuer un travail impossible