Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 147.djvu/212

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

souvenirs, en songeant sans cesse à des choses absentes et inoubliables, qui le hantaient comme des fantômes. Jamais arbre n’a plus vécu par ses racines ; on peut expliquer ainsi ce qu’il y a de mystérieux dans son talent et pourquoi ce peintre puissant, qu’on traita tour à tour de réaliste ou de romantique, ne ressemble à personne.

Le livre très agréable que vient de lui consacrer M. Naegely n’ajoute que peu de chose à ce que nous savions de sa vie par le gros volume si substantiel et si richement documenté de M. Alfred Sensier[1]. Mais c’est à M. Naegely qu’il faut s’adresser pour se faire une idée claire et nette de ce district du Cotentin où Millet a passé son enfance et sa première jeunesse, de ce coin de Normandie maigre, primitive et patriarcale. « La rade de Cherbourg, avait dit M. Sensier, est bornée à l’est par la pointe de Fermanville, à l’ouest par le cap de la Hague. Vu par ceux qui sont en mer, le pays de la Hague semble désolé et terrible. Une ceinture de hautes falaises granitiques l’entoure de toutes parts… Cependant, quand on parvient sur les hauteurs, tout change de physionomie et tout s’anime ; des champs labourés, des pâturages où paissent les bestiaux, des bois, des habitations peuplées annoncent que ce pays est fertile et bienfaisant. »

Ce pays bienfaisant, qui ne fut jamais très fertile, est en réalité un plateau en terrasse, où l’on peut cheminer pendant des heures, nous dit M. Naegely, sans apercevoir un être vivant, hormis peut-être un épervier planant dans les airs ou quelque oiseau de mer cheminant d’un rivage à l’autre. Les landes alternent avec d’arides gazons ; le fracas de la vague qui déferle se fait entendre jusque dans l’intérieur des terres, et nulle part les quatre vents du ciel ne mènent si grand bruit. « C’est une guerre sans trêve et sans quartier. Les buissons échevelés et les arbres rabougris, noueux, tortus, qui se penchent et se courbent sur le sol, témoignent des redoutables et perpétuelles batailles qu’ils doivent livrer, tandis que les noires églises trapues, bâties en un granit grossièrement taillé, ont un air d’obstiné défi et semblent dire qu’elles seules osent braver les élémens. »

Les pays les plus sévères ont leurs grâces. Cette grande terrasse, où les églises, les rochers et les arbres se battent contre le vent, est coupée par de charmans vallons abrités ; des ruisseaux, qui descendent à la mer, promènent parmi les verdures leur babil ou leur rêve. Viennent les beaux jours du printemps et les chaleurs de l’été, ces vallons et le plateau lui-même se couvriront de fleurs, de primevères, de jacinthes

  1. La Vie et l’œuvre de J.-F. Millet, par Alfred Sensier. — J.-F. Millet and rustic Art, by Henry Naegely (Henry Gaëlyn) ; Londres, 1898.