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saillans et leur demandais de m’édifier sur la valeur des divers modes d’action de l’infanterie, de l’artillerie et de la cavalerie : cette étude devint pour moi une passion absorbante et j’y consacrai tous mes loisirs.

Comme l’on discutait un jour sur les avantages de la formation sur deux ou trois rangs, le vieil Amyot, un de nos capitaines, répondit : « Parbleu ! c’est simple : nous, nous commencions sur trois rangs… pour être sur deux à la fin de la bataille. »

Par suite de l’accroissement de sa garnison, Thionville était devenue trop petite pour la contenir : aussi lorsque l’instruction des bataillons fut suffisamment ébauchée, on en dispersa un dans les villages environnans. Je fus détaché avec la section de voltigeurs que je commandais comme sous-lieutenant, à quelques lieues de la place, dans un méchant hameau du nom d’Hayange ; il était connu dans le pays sous le nom de pauvre village, tant il offrait peu de ressources.

J’étais seul officier et j’avais été logé chez un vieux paysan, dont je fus contraint de partager la table et la chambre. Outre sa femme âgée, ce brave homme avait auprès de lui quatre ou cinq enfans déjà grands. Nous mangions tous ensemble et notre repas du matin comme celui du soir se composait invariablement d’un plat de choucroute, servie dans un grand vase en terre ; chacun de nous avait sa cuiller de fer ou de bois, et attaquait la partie qui était devant lui. Tant que la choucroute, fortement tassée, se maintenait ferme par sa cohésion, je pouvais n’entamer qu’une partie intacte, et mon appétit de vingt ans y trouvait encore son compte ; mais dès que l’échafaudage venait à s’effondrer, je ne me sentais plus la force de continuer à puiser à la source où les autres convives plongeaient leurs cuillers, et je restais sourd aux instances de mes bons hôtes ; car, ne pouvant me supposer délicat, ils me croyaient malade.

Tandis que je passais mon temps à me distraire par l’étude et par l’exploration du pays, je reçus la visite du sous-lieutenant de Laubespin, alors à l’Ecole d’Etat-major, envoyé pour lever la carte de cette partie de la France. Je le connaissais déjà, car son grand-père, le marquis de Tracy, colonel de Penthièvre-Infanterie, avait eu sous ses ordres mon père et mes oncles Certain et de Verdal. Je l’avais déjà rencontré à Paris, quand j’étais candidat à Saint-Cyr et lui à l’Ecole Polytechnique. C’était un homme excessivement doux, aimable et bienveillant. Grand, distingué, il