Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 147.djvu/320

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fermement et plus lourdement prononcé qu’il ne l’est chez nous d’habitude, et je cherchais en vain à reconnaître dans les inflexions assez particulières de sa voix au timbre clair, l’accent de telle ou telle province. Cet accent non classé est tout simplement, on le croit du moins au Canada, l’accent du XVIIe siècle. Évidemment je me trouvais en présence de quelqu’un. Grande taille, grands traits, lunettes noires abritant des yeux usés par la lecture des vieux manuscrits, la face rasée développant une charpente osseuse énergique, les dents fortes et blanches qui se découvrent tout entières en parlant, les cheveux gris, épais et drus sous le chapeau haut de forme, l’air d’autorité naturelle et involontaire d’un homme habitué à inspirer confiance et respect : voilà en quelques coups de crayon l’abbé Casgrain. J’entendais, à mesure qu’il passait et repassait, les noms qui, pour moi, ne représentaient rien encore, de Québec et de Laurier, la ville française par excellence et le ministre à la fois catholique et libéral, objet d’un double dévoûment de la part de ce Canadien très éclairé, supérieur à toute étroitesse. Par la force de sa parole vivante et persuasive et aussi la plume à la main, l’abbé Casgrain a donné autant d’amis à son pays qu’il a eu d’interlocuteurs et de lecteurs dans une carrière déjà longue. C’est sa tâche en ce monde que de faire connaître et valoir le Canada français. Celui-ci est encore tout aux mains de l’Eglise ; de nombreux missionnaires continuent dans ses parties les plus lointaines à faire avancer pas à pas la civilisation parmi les sauvages ; les écoles sont au pouvoir des prêtres et des religieuses ; les archives complètes de tous les villages, documens uniques et sans prix, leur appartiennent ; le clergé garde la clef de tout et les historiens protestans comme Parkman l’ont bien compris. Rien n’est possible sans son intermédiaire. Or, entre les guides compétens à titres divers qu’il aurait pu me fournir, j’eusse choisi l’abbé Casgrain, docteur ès lettres, professeur d’université, membre de plusieurs sociétés savantes tant en France qu’en Amérique, biographe de Montcalm et de Lévis, compilateur patient des précieuses archives de l’Hôtel-Dieu de Québec, lauréat de l’Académie française pour l’attachante histoire des Acadiens qu’il a intitulée, se souvenant de Longfellow : Pèlerinage au pays d’Evangéline. Un hasard, auquel il prétend avoir aidé un peu, le plaça dès le premier soir de la traversée à la table où je me trouvais. Il eut vite fait de se déclarer lecteur assidu de la Revue des Deux Mondes ; tel fut le