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loin, oubliée à quatorze ans dans un fossé par des saltimbanques. L’asile lui ouvrit ses portes, elle s’y réfugia, elle y est restée. C’est un peu « la jeune Captive ». Son parler zézayant et indécis me frappe ; elle a presque oublié pourtant sa langue natale, mais il lui reste en mémoire quelques lambeaux de chansons, un chant de guerre, entre autres, qu’elle entonne avec une soudaine énergie. Bien entendu je ne cite que les figures originales, j’omets une majorité insignifiante de lourdes créatures à l’œil fixe, au sourire stupide, et les nombreuses personnes en tout pareilles à d’autres, réputées respectables, dont la physionomie trahit simplement le manque de volonté : tout dépend de l’empreinte mise sur cette cire molle et l’empreinte est bonne pour le moment. Une Anglaise, osseuse, brûlée par le gin, le regard fou, saute de joie quand on lui promet, faute de mieux, du thé, du thé très fort. On me montre une exaltée dont le repentir s’est trahi la veille à l’église par des espèces de convulsions que les religieuses surveillent attentivement, se méfiant de ce genre d’extase. Le personnel du Bon-Pasteur de Québec, tout en ressemblant sur certains points à celui d’autres maisons européennes de la même dénomination, est certainement plus pittoresque, plus varié qu’ailleurs. Où trouverait-on, par exemple, cette négresse, une plantureuse négresse de la Nouvelle-Ecosse, qui travaille dans le jardin, vêtue d’une robe blanche assez sale ? — Elle raffole du blanc et des fleurs, me disent en riant les mères. — Et elles font signe à Mary-Jane. Celle-ci s’approche avec l’humble joie d’un gros chien appelé par son maître. Sa large face lippue n’est que sourires.

— Voici une dame étrangère qui parle de nous amener une autre négresse, une jeune petite négresse, Mary-Jane.

Il faut voir le regard furibond qu’elle me jette !

— Une autre négresse ! Je ne serai plus la seule ! Non, non ! Je veux être la seule négresse ici.

Et je comprends vite que cette bonne grosse rieuse a son rôle très utile dans la communauté. Elle y apporte la note gaie. Ce rôle de bouffon, elle le joue depuis une dizaine d’années en toute innocence. Certes, elle est parfaitement inconsciente d’avoir couru jadis après les soldats et les matelots d’Halifax. Pour dire quelque chose, je demande son âge.

— Je n’ai pas d’âge, répond-elle dans un éclat de ce rire nègre qui est le plus contagieux du monde. Je suis un enfant.