de familles trop nombreuses sont obligées d’avoir recours à l’asile ; la ville entière a des motifs de reconnaissance envers les Sœurs grises. Elles enseignent aux petites filles une foule de métiers. Parfois elles réussissent à faire entrer les plus intelligens des garçons au séminaire pour des études complètes ; quelques-uns, des externes, reviennent chaque jour prendre leurs repas sous ce toit qu’on peut bien appeler maternel. Mais c’est dans la maison mère de Montréal qu’il faut surtout voir fonctionner les infatigables Sœurs grises. Là elles semblent vraiment avoir pris possession de toutes les misères humaines.
J’ai été accueillie par la propre sœur de l’abbé Casgrain, décédée depuis et qui a dû laisser dans la communauté un vide irréparable. Sœur Baby, comme on l’appelait du nom très considéré de sa famille maternelle[1], réalisait le type même de la religieuse grande dame et savante organisatrice ; c’est elle qui m’a conduite, avec les plus intéressans commentaires, à travers tous les détails de cet immense refuge de vieillards, d’incurables, d’infirmes de toute sorte et d’enfans trouvés. L’esprit de la fondatrice, Mme d’Youville, la femme forte par excellence, était en elle. Cette Mme d’Youville, issue d’une noble famille bretonne et veuve d’un mari prodigue et libertin, absolument ruinée, avec des enfans à élever, trouva le temps et le moyen de recueillir une catégorie de misérables que ne secourait pas encore la pitié publique. Longtemps le Canada avait ignoré le vice ; considéré comme une mission plutôt que comme une colonie, il n’avait reçu que des colons triés avec scrupule ; aussi dans un laps de soixante-neuf années, ne trouve-t-on inscrit, sur les registres des baptêmes, que deux enfans nés hors du légitime mariage ; les filles, suspectes si peu que ce fût, étaient immédiatement renvoyées en France.
A partir de 1669, l’émigration marchant avec trop de lenteur, le gouvernement expédia ce que la mère Marie de l’Incarnation appelle dans ses lettres « une marchandise mêlée », ou encore « beaucoup de canaille de l’un et l’autre sexes. » La guerre contribua aussi à l’altération des mœurs, sinon dans les campagnes, presque intactes aujourd’hui encore, du moins dans les villes ; bref, les naissances illégitimes se multiplièrent peu à peu et aussi les infanticides, la honte qui s’attachait à de certaines faiblesses conduisant les coupables aux dernières extrémités. Tant qu’avait
- ↑ Baby est la transformation de Batbie, nom de Gascogne, importé au Canada par un officier du fameux régiment de Carignan-Salières.