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Iles. Et l’Empereur, à qui un ange, disait-on, avait donné le plan de l’édifice, venait à toute heure de son palais voisin, vêtu d’une mauvaise tunique de lin, la tête enveloppée d’un mouchoir, un bâton à la main, surveiller les architectes grecs qui avaient sous leurs ordres 100 maîtres-maçons, suivis chacun d’une équipe de 100 ouvriers. Et 5 000 ouvriers étaient distribués ainsi sur le côté droit, et 5 000 sur le côté gauche. Enfin, au XIe siècle, plus de 100 000 personnes furent employées, sous la direction d’Erwin de Steinbach, à la construction de la cathédrale de Strasbourg. Et l’évêque de la ville, Conrad de Lichtemberg, ayant fait, en 1277, un appel aux fidèles pour travailler à la grande tour, on vit des ouvriers venir en bandes des provinces de Neustrie, et jusque di fond de l’Autriche, qui donnèrent leur temps sans réclamer de salaire. Qu’avons-nous fait de ce zèle et de cet amour ? Où est la foi qui transportait, dit-on, des montagnes, et à tout le moins mettait un peuple d’artisans autour des cathédrales ?

« Le secret des gothiques, me disait un jour un architecte érudit et spirituel[1], est peut-être enfermé dans le rapport entre leur manière de bâtir et les mesures plus variables, plus sensibles en quelque sorte, qu’ils employaient. Notre système métrique, ajoutait-il, est absolu, et d’une sécheresse mortelle à tout ce que doit toucher seule, et façonner et mesurer la main de l’homme ; c’est le corollaire et le serviteur de la machine. Il n’a jamais pu refaire du gothique vivant. Pourquoi ?… c’est que, au XIIIe siècle, chaque ouvrier, artiste indépendant et ému d’une parcelle du tout mystique, taillait, sculptait, vivait dans son coin, au milieu du grand chantier commun, où passait et repassait, ordonnant tout, le maître ès œuvres, véritable chef d’orchestre de tous ces hommes-instrumens. Puis chaque pierre, ainsi terminée, et comme animée d’une existence propre, était montée à sa place, et continuant l’édifice avec discipline, chantait pourtant dans l’espace sa personnelle chanson. » C’était là, pour cet architecte, un peu plus poète que d’autres, toute l’explication de la vie intense, grouillante et perpétuelle des vieilles cathédrales, tout l’esprit de ces murmurantes forêts. Et de fait, que nous disent et que nous font ces édifices plus ou moins gothiques, élevés par hasard dans nos villes modernes, au mètre, à l’heure, et au cordeau, sculptés à la hâte et parés après coup sans patience, sans foi…

  1. Millet, à qui l’on doit les belles restaurations de la cathédrale d’Amiens et du château de Saint-Germain.