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critérium clair et raisonnable permettant de juger de la valeur des œuvres d’art. Et maintenant ce critérium me prouve de la façon la plus évidente que la neuvième symphonie de Beethoven n’est pas une bonne œuvre d’art. Ne faut-il pas que je m’incline devant la vérité telle que me l’indique ma raison ? » Nous aussi nous sommes prêts à nous incliner devant la vérité. Pourtant nous ne poussons pas si loin la superstition des formules, que nous soyons disposés à y sacrifier les œuvres ; et il nous suffit qu’un critérium d’art permette de rejeter Beethoven et d’accepter Dumas père : c’est que le critérium est incomplet.

En effet, se plaçant au point de vue justement opposé de celui des artistes, et ne se bornant pas à rendre au « contenu » de l’art toute son importance, Tolstoï méconnaît totalement la valeur de la forme. C’est par elle cependant que le langage de l’art se distingue de tout autre langage. L’artiste est celui qui sait exprimer mieux que les autres hommes des sentimens que ceux-ci éprouvent souvent avec plus de vivacité et de profondeur que lui. C’est par le pouvoir de la forme que les sentimens ainsi exprimés éveillent un écho dans beaucoup de cœurs et traversent les âges. De cette erreur initiale en découlent d’autres. Tolstoï n’admet pas qu’on puisse faire de l’art une profession ; comme si un écrivain, parce qu’il est devenu maître de sa forme, devenait par cela même incapable d’enthousiasme, de conviction et de passion, ou comme si on devait espérer que l’art se régénérât du jour où il tomberait aux mains des amateurs. Il ne consent pas davantage que l’art puisse être objet d’enseignement. Et sans doute on n’enseigne pas aux gens à éprouver des sentimens avec sincérité ; mais on peut leur enseigner à les traduire avec exactitude, et comme on dit, d’une façon de plus en plus adéquate. En fait il y a toujours eu des écoles d’art. Et les prophètes, les aèdes primitifs, ou les architectes et les statuaires du moyen âge avaient eu des maîtres dont ils recueillaient la tradition. Il y a des procédés que se lèguent et que perfectionnent les générations successives. Ces procédés se transforment ou s’immobilisent ; ou encore ils s’altèrent et se perdent, et c’est alors que pour de longs espaces de temps la production artistique se trouve interrompue. De même il est aisé de dire que le talent est « chose courante et sans valeur aucune » ; il serait plus juste de constater que si beaucoup d’artistes, par une sorte de dextérité, font illusion et donnent le change, en réalité ils restent inférieurs à leur tâche et inégaux à leurs intentions, faute de savoir assez à fond leur métier. Pour ce qui est de la critique, Tolstoï n’a garde d’en contester l’influence ; mais il est d’avis