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pays. C’est là une vérité regrettable, sans doute ; et cependant elle apparaît sans cesse plus évidente à tous ceux qui s’occupent d’étudier les littératures étrangères. Si loin qu’ils en poussent l’étude, les jugemens qu’ils portent sur elles restent toujours des jugemens d’étrangers. Notre façon d’entendre Gœthe ou Milton ne vaut jamais que pour nous ; et plus nous l’approfondissons, plus il y a de chances qu’elle choque les compatriotes de ces deux poètes. C’est d’ailleurs ce que M. Brandes lui-même est forcé d’avouer. Ne nous disait-il pas, récemment, que, faute d’être Norvégiens, nous étions incapables de comprendre M. Ibsen ? Et, jusque dans son livre sur Shakspeare, ne reconnaît-il pas que certaines questions de style, et des plus importantes, sont hors de la portée d’un critique « dont l’anglais n’est point la langue maternelle ? » Aussi bien, ni ses Grands Courans, ni ses Hommes et Œuvres n’étaient d’abord destinés qu’aux seuls pays Scandinaves. Il ne cherchait qu’à renseigner les Danois, les Suédois, et les Norvégiens sur ce qui pouvait les intéresser dans les œuvres des autres littératures de l’Europe ; encore que, comme l’a noté M. Thorel, son intention semble avoir été moins de les renseigner que de les convertir, en leur communiquant, sous prétexte de littérature, cette haine de l’esprit chrétien qui est peut-être le trait le plus constant de sa philosophie.

Mais, quoi qu’il en soit de l’intention qui les a inspirées, c’est d’abord au public Scandinave que ses œuvres s’adressaient. De là vient qu’Œhlenschlæger et Holberg y tiennent tant de place ; et si même ses jugemens sur les écrivains des autres pays ont de quoi choquer les compatriotes de ces écrivains, de là vient que nul n’est en droit de lui en faire un reproche. Mais le sort a voulu que la renommée de ces œuvres s’étendît bien au-delà des lointaines régions où elles étaient nées. Et à peine les eut-on connues, en Allemagne, en Pologne, en Hollande, qu’on éprouva pour elles un mélange de respect et d’admiration. Jamais on n’avait vu un critique qui sût plus de noms d’auteurs et de livres, ni qui fût plus à l’aise dans des sujets plus variés. En quelques années, la gloire de M. Brandes devint européenne. Critiques, philosophes, romanciers, se disputèrent l’honneur d’être cités par lui ; le malheureux Frédéric Nietzsche le prit pour confident de ses derniers rêves ; et M. Ibsen laissa dire, sans protester, que c’était un peu à lui qu’il devait son génie. Aucun exemple, d’ailleurs, ne saurait faire comprendre ce qu’était en Allemagne et dans tout le nord de l’Europe, il y a une dizaine d’années, la situation littéraire de M. Brandes. Ses moindres jugemens avaient force de loi. Les savans lui