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de Napoléon. Le mot est rigoureusement juste, mais il faut l’expliquer.

D’ordinaire, un ennemi personnel commence par recueillir les commérages de l’antichambre et de l’alcôve ; il interroge les secrétaires disgraciés, les valets congédiés, les dames auxquelles on n’a pas fait la politesse de demander leurs faveurs et qui en ont gardé de l’aigreur. Avec ces menus faits, il fabrique la légende défavorable d’un grand homme. Je dois rendre cette justice à Seeley qu’il n’a pas songé une minute à employer cette méthode-là. Il nous débarrasse du Napoléon en caleçon et en pantoufles qui joue des pincettes et puise le tabac à même les goussets de son gilet de Casimir blanc ; du Napoléon qui pince l’oreille de Mme d’Abrantès et lance un coup de pied dans le derrière de Talleyrand ; enfin, du Napoléon intime dont on exhume aujourd’hui, avec un pieux attendrissement, les lettres d’amour et les comptes de blanchissage.

Jusqu’ici rien de mal. Ce qui est plus radical et plus inquiétant, c’est de supprimer, ou à peu près, en Napoléon, le chef d’armée, le gagneur de batailles, sous prétexte qu’on est professeur à Cambridge et qu’on n’entend rien aux choses de la guerre. Cette incompétence n’empêche pas Seeley de décider, de la façon la plus autoritaire, sur des points fort épineux, par exemple lorsqu’il attribue à l’Empereur quatre défaites : Eylau, Aspern, Leipzig et Waterloo. Lui qui ne veut pas écouter Thiers et qui dédaigne le secours de Lanfrey, pourquoi accepte-t-il celui du général Iung ? Pourquoi répète-t-il, après lui et d’après lui, que les victoires de Napoléon sont, surtout, les victoires de ses généraux et de son armée ? — « Alors, lui demanderez-vous, pourquoi tant de revers, là où Napoléon n’est pas présent de sa personne ? » Et l’écrivain de se réfugier derrière son incompétence. Mais les lecteurs anglais n’ont garde de faire cette objection, et voilà un doute habilement jeté dans leur esprit.

Ce trait nous révèle comment va procéder Seeley. Il est moins l’ennemi personnel de Napoléon que l’ennemi de la personnalité napoléonienne. Cette personnalité, il ne peut la détruire tout à fait ; mais il la réduit, la rogne, la volatilise par tous les moyens possibles. D’abord, il commence par considérer à part ce qu’il appelle la chance de Napoléon. Tout ce qu’il peut attribuer à sa fortune, il s’empresse de l’enlever à son génie.

Par exemple, si Hoche et Joubert avaient vécu, si Moreau