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devoir de synthèse à remplir. Il faut qu’ils réunissent, l’un dans le même moment, l’autre dans le même espace, tous les traits importans, caractéristiques, quoique parfois contradictoires, du personnage à peindre, et c’est là le plus délicat de leur tâche. L’historien qui veut peindre une vie cherche quelle en est l’heure centrale, celle où il peut le mieux grouper tous les événemens de cette vie, soit en les rappelant, soit en les faisant pressentir. Le peintre cherche l’attitude typique de son modèle, celle par où l’on peut se souvenir ou augurer de toutes les attitudes caractéristiques de sa charpente et de sa physionomie. L’un doit trouver, pour décrire, le moment où l’âme de son personnage est le plus elle , l’autre, le moment où son visage est le plus lui . De même qu’il y a des instans dans la vie où l’homme n’est plus lui-même, — comme, par exemple, Napoléon dans sa fuite à l’île d’Elbe, — et où l’histoire se trompe si elle choisit ce moment pour le peindre, de même il y a des poses et des éclairages qui transforment si totalement le jeu des muscles et les traits du visage qu’ils les rendent méconnaissables. Les feux de rampe, s’ils ne sont pas combattus par des lumières de frises, sont de ceux-là. En renversant toutes les ombres, en mettant du noir au haut des pommettes sous les yeux et au-dessus des sourcils, ils intervertissent la physionomie. Non seulement le peintre doit éviter ces accidens, ce qui est facile, mais il doit profiter de toutes les ressources de la pose et de l’éclairage pour faire apparaître ce que seul tel visage peut signifier. Il doit le situer dans l’espace et dans la lumière, comme l’historien le situe dans le temps. A la lumière de quel événement le montrerai-je ? se demande l’historien. — Et le peintre : à quelle inclinaison de son corps, à quel angle de sa ligne des yeux et selon quelle clarté du ciel apparaîtront les choses secrètes et symptomatiques de son visage et de son cœur ?

Tout cela a l’air d’aller de soi et semble presque inutile à dire, mais, bien loin que ce soit inutile, c’est la chose qu’il convient le plus de rappeler et de soumettre à nos grands artistes. Car, si l’on observe leurs portraits, d’année en année, on s’aperçoit qu’ils donnent invariablement à leurs modèles les mêmes poses, c’est-à-dire qu’ils se préoccupent, non pas de l’ habitus corporis dont le modèle a le plus d’habitude, mais de celui qu’eux-mêmes, peintres, ils savent le mieux par cœur, et non pas du tout du geste qui le désigne le mieux, mais de celui que, sans recherche et sans fatigue, ils dessinent le mieux. Au contraire, il y a depuis