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la meilleure place d’un parc à sculptures, ce n’est pas là non plus un événement national. Beaucoup d’artistes peuvent manquer une statue, et il n’est pas rare de voir un auteur satisfait de son œuvre telle qu’elle est, quand le public la préférerait autre. Enfin, que ce public, moins averti des difficultés de l’œuvre que sensible à ses défauts et moins attentif à l’effort de l’ouvrier qu’à son échec, s’en divertisse et témoigne de son divertissement par des onomatopées discourtoises, c’est douloureux sans doute, mais sans portée générale sur l’évolution de l’Art et du goût. — Mais que des hommes de talent et de tact, qui ne se laisseraient point facilement égarer s’il s’agissait de littérature, prennent pour de l’audace, l’indécision et pour un coup du génie, la défaillance du talent, voilà ce qui est singulier. Qu’ils en viennent à proclamer cette statue un « prodige de travail », une « œuvre géniale la plus impeccable du Maître », le « monument le plus achevé, le plus puissant, le plus pathétique qu’il ait été donné à un artiste de créer », — voilà qui est digne d’examen. Qu’ayant pris cet extraordinaire parti, ils veuillent le faire prendre aux autres en disant que les autres ont tort de ne pas être foudroyés d’admiration, qu’ils sont de « hideuses figures tordues par de vilaines grimaces », et qu’enfin, le mot ante porcos est le seul qui puisse proprement les qualifier, — voilà qui vaut la peine qu’on s’étonne et qu’on cherche à cet état d’esprit des éclaircissemens.

Aussi bien, la scission entre l’opinion du public et celle de la critique est profonde. On commence à s’apercevoir que, pas plus dans une question d’art que dans toute autre question, il ne suffit d’une notoriété littéraire pour imposer sans contrôle, à un peuple entier, une opinion. Nous entendons bien que le Balzac est admiré de « tout ce qui compte ». Mais qui donc a décidé ce « qui compte » ? Et qu’il est dédaigné de tous ceux « qui ne voient point l’étoile », mais à quels signes reconnaîtrons-nous donc ceux qui la voient ? Quelles raisons avons-nous de subordonner nos impressions aux leurs et de nous incliner, nous, foule obscure, devant leur verdict ? Voilà ce qu’ils oublient de nous dire et ce qu’il serait pourtant intéressant de savoir pour le peser… Auraient-ils, ces critiques d’art, produit, à notre insu, des chefs-d’œuvre de peinture ou de sculpture qui leur donnent sur nous l’avantage d’une connaissance approfondie du métier ? — Qu’ils les montrent ! Détiendraient-ils des règles absolues et mathématiques par où l’on puisse prouver qu’une statue est belle,