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milliers de siècles à vivre ; or l’accumulation des progrès partiels, en apparence minimes, est capable de transformer une donnée rudimentaire d’ordre physiologique et psychique au-delà de tout ce qu’on eût osé imaginer. Mais enfin, il s’agit de l’état présent des sociétés humaines, il s’agit d’une donnée éminemment hétérogène et rebelle aux variations brusques. Aussi faut-il en conclure que nul procédé subversif, même dans les conditions les plus propices, ne saurait, avec un succès durable, suppléer la loi naturelle de l’évolution et opérer d’un coup un entier changement des âmes amenant une réforme foncière de l’organisation sociale. Un régime d’universelle fraternité est, hélas ! trop loin d’être mûr, pour remplacer le régime de solidarité circonscrite que signifie le mot patrie. Le spectacle auquel nous assistons serait même propre à faire douter que ce régime fût réalisé. Et pourtant, si confus, si tourmenté qu’il puisse être encore, il existe ; et ce qui trouble aujourd’hui nos relations intérieures, c’est précisément une anxiété patriotique.

Il ne faudrait pas non plus méconnaître que l’amour de la patrie, par cela même qu’il est exclusif, resserre et fortifie les liens sociaux entre les individus qu’il rassemble, entre ceux qui la forment et la représentent réellement. Que les étrangers ne s’y méprennent pas ! Nos ennemis seraient fondés à se réjouir de nos dissensions intestines, si, chez l’immense majorité des Français, au lieu d’avoir pour ferment cet ombrageux amour, où se greffe celui de la justice, elles en révélaient un refroidissement. Aussi longtemps que, pour régler leurs conflits, les partis font encore appel à la loi, qui est la consécration et la garantie du lien commun à tous, aussi longtemps que la loi réprime énergiquement tous les attentats aux droits des particuliers, à leur personne et à leur propriété, le ressort national ne s’est point rompu ni relâché. Il péricliterait si les partisans politiques, si les adeptes des religions différentes en venaient à former dans la patrie commune des patries distinctes. Là est le vrai danger de convertir des dissentimens judiciaires en haines politiques ou religieuses. Ce serait cette fois, sans conteste, trahir le pays. Aussi les bons Français ne sauraient-ils désavouer trop énergiquement et condamner avec trop de sévérité et d’indignation les honteux excès par lesquels, dans certaines villes de France et d’Algérie, ceux qui s’y sont livrés déshonoraient leur cause. Ils invoquaient la loi, ils s’en réclamaient contre la trahison ; et en même temps ils la violaient