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grands magasins qui ont la réputation méritée de traiter leur personnel féminin avec égards et de lui assurer certains avantages.

En résumé, quel est le chiffre des non-classées ? Toute prétention à l’exactitude serait ici ridicule. Rien n’est facile comme de donner des chiffres. Rien n’est difficile comme de les établir solidement. Ce serait, par exemple, faire un faux calcul que d’additionner le chiffre des expectantes dans tous les établissemens dont j’ai parlé, car il y a beaucoup de doubles emplois. Telle jeune fille qui a formé une demande pour entrer au Crédit lyonnais sollicite en même temps son admission à la Société générale. Telle qui aspire aux magasins du Louvre s’est adressée en même temps au Bon-Marché. Tout ce que je puis dire, c’est que, très approximativement, d’après les renseignemens que j’ai groupés, j’évalue, à Paris seulement, à quinze ou vingt mille le nombre des jeunes filles qui végètent dans l’attente d’un emploi quelconque, que peut-être elles n’obtiendront jamais. Comment vivent-elles en attendant ? Partie aux frais de leur famille, si elles en ont une, partie du maigre salaire qu’elles peuvent tirer d’un métier manuel auquel elles sont nécessairement maladroites.

Et pendant ce temps-là, dans les petites villes des environs de Paris, on se dispute les ouvrières à l’aiguille, et celles douées d’un peu d’habileté de main font totalement défaut !

Quels sont donc les charmes qui rendent la condition d’employée si attrayante aux yeux de la jeune fille du peuple, et les causes de cette ardente compétition ?

Essayons de le démêler.


III

Ce qui attire les jeunes filles vers la condition d’employée, ce n’est pas le salaire : il est médiocre au début, et ne dépasse pas trois francs par jour, sauf à la Banque de France, où il est légèrement supérieur. Tous les deux ans, si le travail est satisfaisant, il est augmenté de vingt-cinq centimes, jusqu’à ce qu’il ait atteint quatre francs ou tout au plus quatre francs cinquante, taux qu’il ne dépasse jamais, sauf encore à la Banque, où certaines privilégiées peuvent arriver jusqu’à six francs par jour, mais après vingt-cinq ans de service. Sans doute, ce salaire de trois à quatre francs est supérieur à celui des lingères, égal à celui des couturières ordinaires. Mais les couturières habiles, les modistes, les fleuristes