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VIII

En comptant sur l’émigration des femmes pour hâter le peuplement de nos colonies, les fondateurs de la Société d’émigration ont obéi, je crois, à une idée qui n’était pas tout à fait juste. Pour me servir d’une expression familière, ils ont un peu mis la charrue devant les bœufs. Dans les colonies où la vie sociale et de famille est déjà suffisamment développée, comme en Tunisie et même en Nouvelle-Calédonie, les femmes peuvent trouver un emploi. Dans celles où la population masculine l’emporte sensiblement, il est singulièrement difficile de leur assurer une place, et quant à les y envoyer au hasard avec la chance d’y rencontrer un mari, personne n’y songe. La Société n’a jamais voulu, avec raison, devenir une agence matrimoniale. Ce n’est pas qu’elle n’en soit parfois sollicitée. J’ai vu une quinzaine de lettres où, très dignement, très simplement, des jeunes filles racontent les difficultés de leur position, l’impossibilité où J’absence de toute dot les met de trouver un mari en France, et demandent s’il n’y aurait pas aux colonies un établissement possible « pour des jeunes filles gaies, robustes, pas poltronnes du tout. »

Beaucoup plus rarement, un brave homme de colon demande si une femme ne voudrait pas venir partager sa solitude. Mais la Société ne donne suite à ces ouvertures que dans des circonstances tout à fait exceptionnelles. C’est ainsi qu’elle ne s’est point fait scrupule d’expédier à la Nouvelle-Calédonie une pauvre orpheline qui, écrivait-elle, « n’avait jamais connu un jour de bonheur dans sa vie », et qui devait y épouser un ancien gendarme, très bien noté, devenu surveillant de prison. Renseignemens et photographies avaient été échangés. On s’était convenu mutuellement, et le surveillant allait venir en France pour faire connaissance avec sa fiancée, quand le congé lui a été refusé. Il fallait attendre trois ans. Bravement, la fiancée a pris son parti. Elle s’est mise en route pour Nouméa, emportant son modeste trousseau, son voile de mariée, et jusqu’à sa couronne de fleurs d’oranger dans un petit carton. Elle devait débarquer, les premiers jours de mai, chez les sœurs de Saint-Joseph de Cluny, qui sont fort accoutumées à voir des mariages se célébrer dans leur chapelle. La cérémonie est accomplie probablement à l’heure qu’il est. Qu’on ne sourie point ! Bien des mariages dans notre monde se font avec moins