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modération et de discipline : la victoire paraissait si certaine et si facile à l’ardeur de ses affiliés que l’enthousiasme et la joie de tous éclataient sans retenue. Et ce dut être une scène d’une étrange solennité que la réunion de ces jeunes gentilshommes, abandonnant châteaux et familles, ceignant l’épée, acclamant le chef sous lequel ils allaient combattre. Sans doute, ils estimaient le succès assuré ; aucun d’eux, certes, ne prévoyait que le serment qu’ils prononçaient les vouait, pour de longues années, à la vie aventureuse des partisans, aux plus atroces privations, aux nuits sans repos, aux hivers sans abri, à la misère des proscrits, cachés dans les bois, traqués comme des bêtes malfaisantes… Combien de ceux qui se rencontrèrent là devaient tomber dans les genêts ! Combien donnaient, à cette heure, un rendez-vous à la mort ! La chouannerie venait de naître, avec ses rages héroïques, ses désespoirs tenaces, ses inénarrables désastres. Avec sa grandeur aussi, car pas un de ces gentilshommes ne manqua à la parole donnée au chef dont la chaude éloquence créa, cette nuit-là, une force que Napoléon lui-même ne parvint pas à abattre. Vingt-cinq ans plus tard, il s’en trouvait encore qui, hâves, blanchis, méconnaissables, menaient sans repos par les landes leurs bandes décimées.


Cette scène, encore qu’on prît toutes précautions pour ne pas l’ébruiter, eut, dans la région, un écho singulier. Soit que la fièvre qui régnait au château de la Rouerie eût gagné toute la vallée du Couësnon, soit qu’un ordre mal interprété eût fait croire à quelques agens que l’heure de mobiliser leurs hommes avait sonné, les paysans de Sougeal, de Vieuxviel, de Trans prirent les armes. L’incident mérite d’être rapporté avec quelques détails, car il fut la première expérience de l’organisation du complot : il montre en outre de quelle façon les commissaires subalternes de la conjuration opéraient leurs recrutemens, et il permet de pénétrer, pour ainsi dire, dans les coulisses de ce prologue de la chouannerie.

Donc, le lendemain du jour où la Rouerie avait chez lui réuni ses compagnons, à la sortie des vêpres célébrées à l’occasion du lundi de la Pontecôte, un jeune séminariste nommé Louis Orain, habitant Sougeal, invita quelques jeunes hommes à venir « manger un morceau et boire un coup » dans la chambre qu’il occupait chez le sieur Derbrée, vicaire réfractaire de la paroisse. Ils se