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et avec quelle curiosité je descendais pour le déjeuner, sûre d’y trouver de nouveaux venus. Tout cela m’occupait plus que la grande affaire qui se faisait et à laquelle je n’étais pas étrangère cependant ; car, après avoir veillé à la sûreté de notre hôte dont je faisais la garde, et brodé des écharpes blanches semées d’hermines et de fleurs de lys, M. de la Rouerie me faisait copier beaucoup de choses. Je ne me rappelle que d’une : c’était la manière dont la coalition éclaterait ; c’était ce que l’on devait faire à Fougères où le général devait se rendre la nuit avec ses gens. Tous ces détails semblaient si nouveaux, cette guerre si chevaleresque, que j’ai eu longtemps ma copie dans la mémoire. Maintenant il n’en reste plus rien ; des faits, sont venus effacer ce qui n’était qu’un projet.

Le marquis n’était connu que de la famille, et pour ne pas donner de soupçons on continuait de recevoir les personnes qui avaient l’habitude de venir à Villiers. Quand on ne venait que pour dîner, nos hôtes restaient dans leur chambre ; mais quand on venait pour plusieurs jours, M. de la Rouerie se montrait sous le nom de M. Milet, négociant de Bordeaux et compromis dans une affaire de révolution. Ses amis qui venaient le voir, s’ils étaient nombreux, restaient renfermés. Nous eûmes pendant huit jours Mme de Montigny qui nous gêna bien. Elle croyait fermement être avec M. Milet et s’intéressait beaucoup à son sort, lui faisant raconter comment il avait été compromis, sans s’apercevoir que jamais il ne parlait de ses aventures de la même manière, attendu qu’il les inventait chaque fois. Je me souviens d’une scène qui me sembla plaisante.

M. de la Rouerie rentra un jour chargé de fleurs qu’il avait cueillies dans le jardin, demanda du fil, s’assit devant une table et se disposa à nous faire des bouquets. Mme de Montigny le regarda et dit :

— Vous aurez beau faire, vous ne serez jamais aussi habile que M, de la Rouerie. Vous n’avez jamais entendu parler de ce fou-là à Bordeaux ? Figurez-vous qu’il a payé très cher une bouquetière pour lui apprendre à faire des bouquets. C’est le même qui est allé s’enfermer à la Trappe, qui en est sorti au bout de quelques jours pour aller faire la guerre en Amérique. Tout cela fit beaucoup de chagrin à son grand-père qui était un brave amiral…

— Amiral ! dit M. de la Rouerie, je vous assure, madame, que mon grand-père…

— Mais qui vous parle de votre grand-père ? dit la dame en riant. Votre grand-père n’était pas M. de la Bélinaye et heureusement pour vous, vous n’êtes point le marquis de la Rouerie, la plus mauvaise tête de Bretagne et qui s’occupe encore de je ne sais quelle affaire qui l’oblige à se tenir caché. Je ne comprends pas qui pourrait se fier à lui…

Les habitans de Villiers vivaient dans de continuelles inquiétudes. L’n jour que M. de la Rouerie déjeunait tranquillement dans la petite salle à manger, deux gardes nationaux entrèrent tout à coup dans le corridor. M. de la Rouerie eut d’abord l’idée de s’échapper par une porte vitrée qui dégageait cet appartement du côté de l’étang ; mais, voyant ces étrangers, entrer tout de suite dans la salle à manger, il saisissait un couteau pour vendre au moins sa vie, quand il reconnut dans les deux prétendus patriotes MM. du Pontavice (c’était je crois Louis-André du Pontavice) et le Bouteiller, qui s’étaient