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— Ils vont exploiter ma douleur, disait le Roi ; ce n’est pas ton système qu’ils attaqueront, mon cher fils ; c’est le mien. Ce n’est pas seulement à toi qu’ils en veulent ; c’est à moi. — Et comme Decazes faisait entendre que sa démission serait peut-être le plus sûr moyen de conjurer ces orages et d’écarter ces périls, le Roi se récriait avec véhémence et ordonnait : — J’exige que tu restes au ministère ; ils ne nous sépareront pas !

Le tableau de « cette nuit effroyable », où l’on vit, parmi les royalistes « des figures rayonnantes », resterait inachevé si nous ne le complétions par le récit des incidens qui se déroulaient presque en même temps au ministère de l’Intérieur. C’est encore dans les cahiers de la duchesse Decazes que nous trouvons ce récit.

« Durant toute cette nuit, ce fut une succession continuelle de visites. A cinq heures du matin, on entendit ouvrir la petite porte qui était sous mes fenêtres. On vint nous dire que c’était Louvel qu’on amenait pour lui faire subir un interrogatoire. Toutes les personnes qui étaient dans le salon se précipitèrent aux fenêtres de la salle à manger pour voir passer l’assassin. Je me cachai ; j’éprouvais une horreur que je ne peux dire, en sachant ce monstre si près de moi. Il me faisait horreur pour son crime, et peut-être aussi avais-je le pressentiment du chagrin qu’il me causerait personnellement. Bientôt après, on vint nous dire que le prince était mort. Ce furent des larmes et des cris… Je voyais cette pauvre femme penchée sur son mari assassiné et je me figurais le mien ayant bientôt le même sort. Les innombrables menaces dont il avait été l’objet me revenaient à l’esprit. Dans chaque figure nouvelle qui se présentait à moi, je voyais un assassin… Mon mari était rentré peu après l’arrivée de Louvel. Mais je ne pus le voir. Il me fit dire d’aller dans la journée au Louvre, où le corps du Duc de Berry avait été déposé[1]. »

Peut-être les craintes exprimées alors par la duchesse Decazes sembleront-elles aujourd’hui excessives et exagérées. Elles ne l’étaient pas, cependant, à l’heure où elle les éprouvait. L’irritation des ultra-royalistes contre son mari, quoique encore contenue par

  1. Dans le désordre qui suivit la mort du prince, les ordres donnés pour l’exposition de sa dépouille mortelle ne furent pas exécutés. Decazes raconte que, s’étant rendu au Louvre dans la matinée du 14, il fut aussi mécontent que surpris de trouver le corps étendu sur la table à manger de M. d’Autichamp, capitaine des gardes, avec un seul cierge, sans eau bénite et sans un prêtre. « J’allai moi-même à Saint-Germain-l’Auxerrois, paroisse du Louvre, pour faire réparer cet étrange oubli, et j’écrivis au grand aumônier pour qu’il prit les mesures nécessaires. »