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ce père veut doter sa fille, ce pauvre diable aspire à se donner le luxe de manger tous les jours ; et tous ils fondent leurs espérances d’avenir sur la même garantie fragile d’un billet de loterie. Un mirage est devant leurs yeux, et ils vont à lui, fascinés, incapables de rien voir en dehors de lui. — Ce qui fait que cette passion du jeu est si généralement répandue, c’est qu’elle répond à quelques-uns des instincts les plus profonds de notre nature. Car le travail est une loi imposée par la nécessité, salutaire dans ses effets, ouvrière et gardienne de tout l’édifice de la morale ; mais l’effort qu’elle nous impose est pénible à notre indolence : le jeu concilie notre naturel instinct de paresse et notre désir du gain. Les fruits de tout travail régulier sont lents à mûrir, et il arrive qu’au moment où ils se détachent de l’arbre, le temps soit passé pour nous d’en jouir. Le jeu supprime les transitions et les lenteurs : il est l’unique moyen de réaliser immédiatement, par une chance heureuse, une immense fortune : il est le magicien qui va d’un coup de sa baguette nous introduire aussitôt au « pays de Cocagne. » Ce qui avive cette passion du jeu, ce qui l’exaspère et la rend irrésistible, c’est l’attrait de l’inconnu, le même qui pousse en avant les chercheurs d’aventures, qui fait la poésie de la guerre et des expéditions lointaines, et qui prête à la sensation du danger une intime et si étrange séduction. Cet attrait de l’inconnu, quand on y songe, qu’est-il autre chose que le principe même de la vie ? Car ce qui nous rend, en dépit d’elle-même, la vie supportable, c’est l’espoir que demain, nous apportera quelque émotion nouvelle qu’hier ne nous a pas donnée ; ceux dont l’horizon s’est fermé, qui n’attendent de l’avenir rien qu’ils ne connaissent déjà et qu’ils n’aient jugé, ceux-là peuvent bien végéter encore, ils font les mêmes gestes, ils disent les mêmes paroles que les autres hommes, mais ils ne vivent plus. — Le joueur ne s’aperçoit pas qu’en fin de compte il perd toujours, et que la seule certitude à laquelle les détours du hasard le ramènent inévitablement est celle d’une déception : il suffit de gains insignifians, obtenus, à de longs intervalles, pour entretenir sa frénésie. Il est persuadé qu’il ne peut manquer de réaliser quelque jour un gain considérable, et que cela lui est dû. Il a une certitude particulière, qui résiste à tous les démentis des faits et contre laquelle l’évidence elle-même ne saurait prévaloir. Il croit d’ailleurs qu’il y a des moyens de prévoir sûrement les numéros qui sortiront : on peut y arriver par un calcul de probabilités, et les « cabalistes » se livrent à des opérations compliquées qui ont en apparence la rigueur des mathématiques ; ou encore on peut en avoir la révélation. Les personnes pieuses, les solitaires,