« La première fois que j’allai le voir à Starnberg, il fit servir du Champagne en mon honneur, et demanda à son domestique de venir me présenter sa femme et toute sa famille, — une dizaine de personnes dont il avait pris l’entretien à sa charge avant même que l’intervention de Louis II l’eût tiré de la misère. Toute la nichée fut placée devant moi, par rang de taille ; Wagner leur mit en main un verre de Champagne, et tous, les uns après les autres, durent trinquer avec moi et boire à ma santé. Le visage de Wagner rayonnait de bonheur. « Enfin, me dit-il, enfin la destinée me permet de procurer à autrui un plaisir matériel ! » Et tout le livre est rempli de traits de ce genre, destinés surtout à attester l’affection de Wagner pour M. Weissheimer, mais qui prouvent, par surcroît, combien Wagner s’entendait à être bon camarade. Quoi de plus touchant, par exemple, que sa dernière rencontre avec son ami, dans un corridor du théâtre de Munich, le soir de la répétition générale des Maîtres Chanteurs ? M. Weissheimer ne l’avait plus revu depuis longtemps, depuis cette affaire du Théodore Kœrner qu’il ne se résignait pas à lui pardonner. Soudain, il l’aperçut debout devant lui. « D’une voix infiniment triste, avec une douceur que je n’oublierai jamais, il m’appela par mon nom. Puis il me saisit les mains, et me regarda sans rien dire. » Et M. Weissheimer ajoute : « Jamais plus je ne l’ai vu. Après ce qui s’était passé entre nous, je ne me sentais plus aucun goût pour des relations qui n’auraient point manqué de gâter encore la belle image que, jadis, je m’étais faite de Richard Wagner. »
Ainsi Wagner, à l’heure du triomphe, a vu se détacher de lui un des compagnons de ses années de lutte. Et si j’ai tant insisté sur cette dernière partie des Souvenirs de M. Weissheimer, ce n’est pas seulement parce qu’elle explique comment, à son insu peut-être, l’auteur s’est trouvé empêché par ses griefs personnels de nous offrir une « belle image » de son glorieux ami : c’est aussi parce que le cas de M. Weissheimer est celui de bien d’autres anciens amis de Wagner, qui, depuis vingt ans, plus ou moins ouvertement, avec plus ou moins de succès, ont essayé de nous représenter le maître de Bayreuth comme un ingrat et un faux ami. La même aventure leur est arrivée à tous, que M. Weissheimer nous raconte, avec une naïveté et une bonne foi admirables. Ayant cru en Wagner, dès le début, ayant applaudi sa musique alors que la masse du public la sifflait, et ayant été, en récompense, autorisés à pénétrer dans son intimité, ils se sont imaginé que l’œuvre wagnérienne était un peu leur œuvre. M. Weissheimer, par exemple, n’est pas éloigné de se poser en martyr du wagnérisme. Il