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Il serait superflu de dire que, par la façon dont ils étaient conduits, les travaux de la commission donnèrent lieu à d’énergiques représentations de la part des trois ambassadeurs, exactement renseignés, cette fois, par la correspondance de leurs agens respectifs. Pour donner la mesure de la partialité et de la mauvaise foi des commissaires de la Porte, il nous suffira de reproduire un extrait de la dépêche que M. Cambon écrivait, le 2 mai 1895, quand déjà l’instruction se poursuivait depuis plusieurs mois. « Ils (les délégués des trois ambassadeurs) s’accordent à affirmer, et ils en citent plusieurs exemples, que les autorités locales exercent une pression continuelle sur l’enquête ; les témoins venus de la contrée avoisinante sont placés, dès leur arrivée à Moùch, sous la surveillance de la police, qui se charge de les loger, de les nourrir et de leur dicter leurs déclarations. Plusieurs d’entre eux se sont rétractés après une seule nuit passée entre les mains de la police ; d’autres, qui avaient maintenu leurs dires, ont été arrêtés par la suite… Nombre de ceux qui manifestent l’intention de venir déposer sont retenus, par l’autorité, dans leurs villages, et, malgré les assurances que le sultan nous a fait répéter, la liberté de l’enquête est à peu près nulle. »

Devant cet état de choses, il n’existait plus qu’un moyen d’arriver à la constatation des faits articulés à la charge des Kurdes et de l’armée turque ; les ambassadeurs y recoururent, en exigeant que la commission, assistée ou suivie des délégués, se rendît sur les lieux, qui parleraient peut-être plus librement, dans le silence du sépulcre, que les témoins entendus à Moùch. Après cette enquête locale, M. Cambon put mander à Paris : « La destruction et l’incendie des villages ne sont plus douteux ; le massacre des habitans est clairement démontré par les ossemens et les cadavres mutilés qui se trouvent encore dans les fossés de Guéliguzan[1]. » — Commissaires et délégués furent rappelés à Constantinople. Ils étaient partis en décembre 1894 ; ils rentrèrent en août 1890. Leurs travaux s’étaient prolongés pendant plus de six mois, toujours ralentis et entravés par le mauvais vouloir du sultan et de ses agens.

Ainsi se termina cette enquête, qui n’eut d’autre résultat que

  1. Livre Jaune, p. 60. — On trouvera, aux pages 96 et suivantes, le rapport collectif des trois délégués européens, dans lequel sont exposées les manœuvres des commissaires ottomans et où l’on verra, mis en pleine lumière, l’esprit de partialité qui les a constamment animés.