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L’été dernier, c’était dans la petite ville de Kansk, à 228 verstes au de la de l’Iénisséi, ou à la station de Kloutchi, située 100 verstes plus loin, que l’on trouvait le plus aisément à se procurer un véhicule. Il convient en effet d’acheter son tarantass, pour éviter l’ennui du transbordement complet à chaque station, que l’on est obligé de subir si on a recours aux véhicules, d’ailleurs moins confortables, que louent les maîtres de poste. Le chef de gare de Kloutchi, auquel on m’avait adressé, était, comme beaucoup d’agens subalternes en Sibérie, un exilé ; autrefois capitaine d’artillerie et trésorier de son régiment, il avait eu le tort, disait-il, de céder à un mouvement d’excessive générosité en prêtant à l’un de ses camarades, malheureux au jeu, que l’état de sa propre bourse ne lui permettait pas d’obliger, des fonds puisés dans sa caisse ; un inspecteur, arrivé le lendemain par un malheureux hasard, avait brisé sa carrière. Cette victime d’un trop bon cœur, depuis quatorze ans en Sibérie et devenu enfin chef d’une petite gare, ajoutait à ses maigres appointemens les profits de courtier en tarantass ; pour 165 roubles — 440 francs — il me vendit le meilleur de ses véhicules qui venait, paraît-il, de servir à je ne sais quel personnage de marque et dont je devais me défaire deux mois plus tard pour 175 francs au moment de m’embarquer sur le fleuve Amour.

En écrivant Michel Strogoff, Jules Verne a popularisé le tarantass en France. C’est un véhicule sans ressorts, dont la caisse longue de deux mètres et justement comparée à une auge est portée par trois minces poutrelles de bois qui en dépassent largement les extrémités et s’appuient sur deux essieux assez bas, distans de 3 mètres à 3m, 50. En relevant une vaste capote on protège contre la pluie l’arrière de la voiture ; en y accrochant le tablier de cuir fixé à l’avant, on peut se calfeutrer presque hermétiquement. Le mérite du tarantass est sa solidité à l’épreuve de tous les cahots, et non son confortable. Il ne contient pas le moindre siège, et c’est couché sur une litière de foin, ou mieux encore sur ses bagages, avec interposition de couvertures, qu’il convient d’y voyager, quitte à s’asseoir de temps en temps sur le rebord de la voiture ou à côté du cocher pour changer de position. Les chevaux sont fournis par les maîtres de poste, moyennant 3 kopecks, c’est-à-dire 8 centimes par verste[1] et par cheval, plus un impôt fixe de 10 kopecks par cheval, perçu à chaque relais. L’attelage normal

  1. La verste a une longueur de 1 067 mètres.