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Notre impatience a quelquefois raison, et quelquefois elle a tort. Elle a tort quand il s’agit d’un Chateaubriand, qui d’ailleurs et au fond, dans ses Mémoires, n’a pas été très prodigue de renseignemens sur lui-même ; elle a raison quand il s’agit, de qui dirai-je ? d’un Baudelaire ou d’un Sainte-Beuve. Eh oui ! quand on n’est, comme Sainte-Beuve, — je parle du poète, — qu’un étudiant en médecine qui s’est mis à écrire, à disséquer en écrivant, ou à écrire en disséquant, on aura peut-être un jour tous les droits, si l’on réussit (et à l’exception de celui de confesser les autres), mais en attendant, on ne les a pas, et les Confessions de Joseph Delorme n’ont effectivement d’intérêt, même aujourd’hui, que pour leur auteur. On n’a pas non plus le droit de nous entretenir de soi quand, comme un Baudelaire, on n’a usé sa vie de bohème de lettres qu’à promener, au pays Latin, de café en café, ses plaisanteries de mystificateur. Mais, au lieu d’être Baudelaire ou Sainte-Beuve, quand on est Chateaubriand, je veux dire quand on a vécu, vraiment vécu ; quand on a vu les dernières années du règne de Louis XVI et les commencemens de la Révolution ; quand on a parcouru, comme René, les solitudes vierges encore du Nouveau Monde ; quand on a été soldat de l’armée de Condé ; quand on a travaillé pour ainsi dire avec Bonaparte à la restauration du catholicisme en France, quand on est l’auteur du Génie du Christianisme ; quand on est l’écrivain dont une brochure a fait autant de mal qu’une défaite à la cause impériale ; quand on a été l’un des ministres de la monarchie restaurée, l’un aussi de ses ambassadeurs, et, par une contradiction douloureuse, l’un de ses pires adversaires en même temps que l’un de ses plus passionnés partisans ; quand on a connu, fréquenté, traité d’égal tout ce qu’une grande époque a compté d’hommes éminens ; quand on a soi-même le droit de s’égaler ù, eux ; enfin, quand on a épuisé tout ce que la vie semble réserver de satisfaction et de joies à ses privilégiés, alors, Messieurs, c’est alors qu’il est permis de parler de soi, de son expérience, de ses épreuves, c’est alors qu’il devient intéressant pour nous de savoir ce qu’un homme a pensé de la vie et des hommes, c’est alors qu’il a le droit d’écrire ses Mémoires.

Vous voyez le principe de la distinction. Pour avoir le droit de nous entretenir de sa personne, en prose et même en vers, il faut être assuré de l’étendue, de la diversité, de la singularité de son expérience ; et justement c’est ce qui a fait défaut fi la plupart des disciples de Chateaubriand : pas l’assurance, mais l’expérience. Leur vie a ressemblé à celle de tout le monde, et tout le monde n’est pas René. Mais,