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de l’archange posent sur la terre, d’où émergent les corps ressuscites, petits en comparaison de la grande silhouette justicière. A sa gauche, les damnés, au visage atroce, marqué à Jamais de la griffe du désespoir, sont entraînés, tirés, culbutés par des diables jusqu’à la dégringolade dans le gouffre d’enfer : là s’enroulent autour de leur corps de minces lanières de flamme, bleues, rouges ou vertes, tandis qu’au-dessus de l’abîme des nuages plombés s’empourprent d’un reflet de fournaise. A droite, les élus, portant sur leurs traits un ravissement extatique et une béatitude un peu fade, s’en vont sous la conduite des Anges vers le seuil du Paradis, un lieu tout d’or et d’architecture gothique, où l’on prie et chante éternellement.

Dans ces multiples scènes, un mélange d’idéal naïf et de réalisme éclate. La gaucherie de certaines attitudes, la sécheresse des contours, la symétrie artificielle des groupes s’accordent mal avec la vie intense qui s’exprime sur la plupart des visages. Le caractère tout conventionnel de l’ensemble et, dans le détail, mille recherches de vérité, le fini du travail, le relief des ors, des pierreries, des moindres particularités de costume et de parure, la fraîcheur puissante et comme la jeunesse du coloris, font de ce tableau l’un des types achevés de l’art gothique flamand : on y retrouve, avec je ne sais quelle vigueur de touche propre à l’auteur, l’habileté méticuleuse et la haute inspiration des vieux maîtres qui firent surgir en leurs œuvres de si étonnantes joailleries et furent en même temps de grands peintres d’âmes. Et maintenant que nous avons admiré et scruté le Jugement dans toutes ses parties, replaçons-le par la pensée en son site primitif, au fond de la chapelle : sur l’autel, déployons le magnifique retable. Puis, reculant nous-mêmes jusqu’au seuil de la salle, essayons de nous la figurer telle qu’elle s’ouvrait splendide aux heures de grande solennité. Sous la voûte multicolore, fourmillant de monstrueuses figures, l’allée rouge, aux parois rouges, au pavement rouge, conduit le regard jusqu’aux éblouissemens de l’abside, et nous comprenons quelle vision à la fois d’espoir et d’épouvante se levait aux yeux des malades, faisait frémir leurs nerfs et convulsait leur âme, quand s’allumaient tous les feux de la chapelle, quand l’amas scintillant des cierges, l’incandescence des métaux, l’éclair des pierres précieuses, le flamboiement des orfèvreries aiguës, la pourpre et l’azur translucides des vitraux encadraient de mystiques splendeurs le drame final de la chrétienté.