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Il avait déjà passé quarante-deux fois, me dit-il, le col de Terek Davan : comme je m’étonnais de ce chiffre, je finis par en avoir l’explication : Dervich a fait pendant plusieurs années profession de porter les dépêches d’Och à Kachgar, en qualité d’homme de confiance du commandant russe de la première de ces villes : il s’acquittait de cette fonction avec une sûreté et un zèle remarquables. Malheureusement il avait un collègue qui faisait, lui, profession d’aller de Kachgar à Och pour le compte de M. Petrovsky, le chef de la mission politique russe. Les deux courriers se croisaient en route et n’étaient jamais simultanément dans la même ville. Dervich, profitant de cette circonstance, trouva commode de remplacer sa femme, qu’il laissait à Och, pendant son séjour à Kachgar, par celle de son collègue dans cette dernière ville. Ce modus vivendi dura fort longtemps, jusqu’au jour où l’autre djiguite, mécontent, porta plainte et obtint la destitution de Dervich, n’acceptant pas la combinaison, pourtant bien simple, qui eût consisté à faire avec son collègue une permutation tout indiquée. Dervich se résigna avec une philosophie que je ne pus m’empêcher d’admirer et échangea le brillant costume de djiguite contre celui, beaucoup plus modeste, de conducteur de bêtes de somme. C’était un personnage silencieux, parlant peu, mais agissant beaucoup. Remarquablement intelligent, il me rendit les plus grands services pendant mon voyage et je le conservai au-delà de Kachgar, jusqu’à ma traversée des Monts Célestes. Je fus très satisfait de lui à tous égards pour les services dont il était chargé. Comme race, il présentait un exemple très curieux du type le plus pur des Tarantchis, cette peuplade turko-mongole qui a été longtemps indépendante dans le nord de la Chine. Le dernier sultan tarantchi, aujourd’hui détrôné par les Chinois, et dont j’ai eu occasion de rapporter la photographie, ressemblait d’une façon frappante à Dervich : je me demandai un instant si ce n’était pas lui-même. Il y a dans cet Orient, pays des Mille et une Nuits, tant d’inattendu, que l’on n’est jamais sûr que les souverains ne soient pas des bergers ou que les porteurs d’eau ne soient pas des empereurs.

Son acolyte, nommé Sakkat, était un grand gaillard d’une vingtaine d’années, très docile, très laborieux. Nous l’avions engagé pour les grosses besognes : je fus également content de ses services. Il s’était décidé à me suivre, poussé par le désir d’aller à Kachgar chercher des nouvelles de sa mère, qui, paraît-il, y