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route, de mœurs déplorables, et discutant philosophie avec la plus grande gravité lorsqu’il trouvait des auditeurs disposés à l’écouter, c’était, en somme, une sorte de Panurge oriental et subalterne.

Il m’accompagna durant tout mon voyage, et je me souviens à ce propos que, plus tard, dans un certain relais de poste russe de l’Ala-Taou, à Ourta-Togaï, au sud de la Sibérie, dans une isba située au fond d’une forêt d’épicéas, pleine de neige, vers les sources du fleuve Tchou, il passa toute une nuit à discuter philosophie avec le staroste et sa famille. Les employés dont il s’agit n’entendaient d’ailleurs pas un mot de djaggataï, mais possédaient, paraît-il, une provision d’eau-de-vie à peu près potable pour des palais slaves aussi bien que pour les palais mongols. J’ignore ce qu’il put bien leur dire. J’entendis seulement pendant toute la nuit un vacarme confus dans la partie de l’isba voisine de celle que j’occupais ; mais le lendemain matin, Souleyman était complètement abruti, et le staroste me déclarait gravement que j’avais là dans ma suite un personnage bien éloquent et d’un bien haut mérite, qui leur avait donné les aperçus les plus nouveaux sur des sujets d’un ordre extrêmement élevé. Il ajouta que lui et sa famille étaient à peu près décidés, à la suite de cet entretien, à se convertir à l’islamisme. Une pareille résolution chez un Russe orthodoxe indique nécessairement un profond état d’ébriété, et j’en tirai assez bonne opinion sinon de l’éloquence, du moins de la tête de Souleyman, qui, de son côté, après avoir bu pour sa part un pot entier d’esprit-de-vin, regagna avec une certaine roideur, mais sans trop d’incorrection, le siège de son traîneau.

Le personnel de la caravane ainsi constitué, il s’agissait de l’approvisionner. C’est ce que nous fîmes, mais tout en réduisant le matériel de campagne au strict nécessaire, vu la limite de poids qui nous était imposée. En cette saison et par cette route, avons-nous dit, il ne fallait pas songer à emmener des chameaux, ces animaux si commodes pour les explorateurs, à cause du poids considérable qu’ils peuvent porter (250 kilogrammes, presque entièrement formés de poids utile), et du peu d’approvisionnemens qu’ils réclament pour eux-mêmes. Nous ne pouvions emmener que des chevaux, tant comme bêtes de somme que comme montures. Or, j’avais présent à l’esprit le récit des souffrances qu’avait eues à endurer, peu d’années auparavant, l’expédition Bonvalot, Gapus et Pépin. Partie d’Och avec vingt-cinq chevaux,