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des montagnes, et nous suivons la direction du Sud-Est. Puis nous passons sur la rive gauche et nous entrons dans la gorge proprement dite, qui nous mène droit au Sud. La nuit nous prend vers ce moment, et le froid augmente de plus en plus ; heureusement nous avons un peu de lune. Nous arrivons à Langar vers onze heures du soir, complètement gelés, et je me promets bien de revêtir, à partir du lendemain matin, le costume de montagnard que je n’ai pu me résoudre à endosser à Och.

Langar est un nom fréquent en Asie centrale : il désigne la bifurcation de deux routes ou de deux rivières. Ce Langar-ci n’est pas un village : c’est une simple baraque en terre et pierres sèches que les Russes ont construite pour servir d’abri aux voyageurs. Elle est cachée dans un repli de terrain au bord de la rivière, et nous est signalée par un arbre unique qui, malgré l’heure peu avancée de la nuit, est déjà complètement couvert d’une cristallisation de givre. On dirait un énorme lustre ; ses moindres brindilles étincellent aux rayons de la lune. L’effet est très luxueux, mais peu réchauffant.

En entrant dans la baraque, nous y trouvons un voyageur qui est arrivé de son côté presque en même temps que nous, cheminant en sens inverse. Il vient du poste d’Irkechtam, situé de l’autre côté de la ligne de faîte de l’Alaï. Il se nomme le capitaine Popoff et il est allé exercer un contrôle au point de vue douanier sur le petit poste frontière. C’est un homme déjà âgé, d’une taille colossale, aux traits énergiques et fatigués. Son apparence comme sa conversation sont peu rassurantes pour nous. Il semble brisé de fatigue et nous déclare avoir eu extrêmement froid ; puis il ôte successivement trois vêtemens de fourrure superposés, ayant, les uns le poil en dedans, les autres le poil en dehors, et qui devraient cependant lui constituer une carapace suffisamment imperméable. Il faut que les intempéries qui nous attendent là-haut soient bien rudes.

Heureusement, il y a un poêle. Nous y faisons du feu avec des branchages secs, et j’ai la chance d’éviter une fluxion de poitrine que j’aurais bien méritée. Le lendemain matin nous repartons.


EDOUARD BLANC.