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que ses meneurs lui persuadent de vouloir, qu’elle est un jouet dans leurs mains, la marionnette dont ils tiennent les fils ? L’homme moderne veut que l’État soit laïque et reste neutre dans toutes les questions confessionnelles ; il entend que la société civile soit affranchie de toute influence ecclésiastique, que le prêtre ne se mêle jamais des affaires des hommes. Il ne comprend pas qu’il est de l’essence de la religion de se mêler à toutes les choses de ce monde ; il ne comprend pas non plus qu’un État qui ne croit à rien n’a aucun droit au respect et ne possède qu’un semblant d’autorité.

Vouloir que les sociétés soient gouvernées par des abstractions, c’est méconnaître les premiers principes de la nature humaine, et l’homme moderne fait violence à nos instincts, à nos inclinations, à nos penchans innés. Nous sommes des êtres faibles et dépendans, et quand nous rencontrons la force, nous nous sentons en présence de quelque chose qui nous dépasse et nous fait plier le genou. Nous sommes en proie aux incertitudes de l’esprit et du cœur, et la force qui nous gouverne nous rend service en nous imposant sa volonté. Nous cherchons le bonheur et nous craignons de nous méprendre ; nous désirons que la force choisisse pour nous, qu’elle nous montre notre chemin et nous aide à remplir notre destinée. Tant que notre cœur n’a pas été faussé par des sophismes et notre intelligence obscurcie par une ténébreuse métaphysique, nous nous soumettons facilement à la force lorsqu’elle nous paraît respectable, et elle est sûre de se faire aimer de nous si, à une autorité consacrée par le temps et les traditions, elle joint le souci du bien public, le respect du droit et de la justice, l’abnégation, le sentiment de la mesure, les vertus et l’art du commandement : « Grande et sainte est la vocation du pouvoir. Le pouvoir digne de sa mission inspire les hommes, il prête des ailes à leur activité ; il est pour tous le miroir de l’équité, de la dignité et de l’énergie. C’est un grand bonheur pour ceux qui aiment la vérité, la lumière et le bien que d’être soumis à un tel pouvoir et de subir son action inspirée. Et c’est une grande calamité que de trouver, à la place du pouvoir, la puissance éphémère de la majorité, du nombre, de la foule, et l’arbitraire dans l’illusion de la liberté. »

Cependant, M. Pobédonostzeff en convient, la puissance ne s’applique pas toujours à se modérer, elle n’a pas toujours les vertus et l’art du commandement, « et elle s’oublie parfois jusqu’à croire qu’elle n’existe que pour elle-même et non pour le service de l’humanité. » Il est dur de servir quand on peut tout, cette fantaisie ne vient pas souvent aux vainqueurs. C’est une question de savoir si la pauvre