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n’en ferai rien, répond Savary. Tu ne serais pas si indulgent si elle fournissait des modes à ta femme. C’est elle qui me ruine ; je trouve une occasion de me venger, je ne serai pas assez sot pour la perdre. Va, mon cher, tu en ferais toi-même autant si, au lieu de Mademoiselle Despeaux, c’était Leroy, car c’est chez lui que ta femme achète tous ses chiffons. » Toutefois la grosse Despeaux n’alla entre ses gendarmes que jusqu’au bas de l’avenue où Duroc envoya l’ordre qu’on la laissât remonter dans sa voiture.

C’était une leçon que Napoléon avait prétendu donner bien plus à sa femme qu’à la marchande de modes, violatrice de l’étiquette et tentatrice sans permis ; mais cette leçon, comme les autres, comme les reproches pour les dettes, comme les sermens de Joséphine, autant de perdu. Le fleuve continue à couler, les marchands à venir, Joséphine à prendre sans payer, et cela indéfiniment. C’est si commode ! Un dieu descendant toujours de sa machine à point pour la débarrasser des créanciers, cela coûte si peu de pleurer quelques larmes vraies ou fausses, et cela rapporte tant ! Mais, au moins, ce n’est point de propos délibéré ; ce n’est point une comédie qu’elle se propose de jouer ; elle fait des dettes comme elle respire. Elle est de ces femmes qui, dans une société, sans s’en douter certes, ni en avoir conscience, remplissent une sorte de mission de dépense et de gaspillage pour la joie des marchands, la gloire de la mode, et la bonne renommée du goût français. C’est pour ces femmes qui ne savent point compter que l’industriel s’ingénie et que l’ouvrier artiste fait ses chefs-d’œuvre. C’est pour elles qu’est inventé tout le joli, tout le luxueux, tout l’absurde de l’Article Paris, et c’est grand bien qu’elles se trouvent là pour l’acheter, — et même le payer quelquefois.

Joséphine est telle ; et si, après avoir crié, Napoléon paye, ce n’est pas uniquement par faiblesse pour la femme, c’est qu’il sait fort bien que de telles folies sont utiles, profitables et peut-être nécessaires, car, sans les femmes, et ces femmes-là, les femmes à dépenses incalculées, les femmes par suite à dettes immenses, que serait Paris ?

Où il se fâche bien plus fort, c’est lorsque l’argent sort de France et que, pour satisfaire sa coquetterie, Joséphine, violant les lois de l’Empire et les lois de la Cour, prétend s’habiller de marchandises anglaises. En plein blocus continental, lorsque la France et presque l’Europe leur sont fermées, il lui en faut quand