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chef suprême de l’Islam, et le sultan de Constantinople n’est qu’un usurpateur. Les impôts qu’on lui paye sont des redevances religieuses. Dans l’immense espace appelé Maghreb-el-Aksa (ce que nous nommons le Maroc), ceux mêmes qui sont tout à fait indépendans de lui politiquement, qui ne veulent point recevoir ses agens, qui ne veulent lui payer d’impôts ni lui fournir de soldats, tous du moins le reconnaissent comme leur chef spirituel. C’est en son nom que se dit la prière solennelle, le fatha, bien au-delà des limites de son empire ; c’est en son nom qu’elle se dit dans les pauvres mosquées du Touat, sous le ciel étoile au milieu des campemens des Brabers et des Ouled-Delim, jusque dans la lointaine Timbouctou et dans le Soudan.

Accomplir les actes religieux prescrits par le Prophète est par suite le devoir le plus impérieux du sultan du Maroc. Comme Mahomet, comme les premiers khalifes, il ne manque jamais, en quelque lieu qu’il se trouve, de se rendre le vendredi à la mosquée principale pour y dire le fatha en public. C’est une imposante solennité. Le sultan arrive à cheval avec sa suite et son armée, tandis que le canon tonne. Une foule énorme l’accompagne : nul juif, nul chrétien ne doit se trouver sur son passage, car la vue d’un infidèle souillerait le souverain qui va s’entretenir avec Dieu. Durant tout l’office les portes de la ville sont tenues fermées et les rues semblent désertes : tout le monde est en prières dans les mosquées[1]. Le sultan même malade ou mourant ne se dérobe point à cette obligation : s’il ne peut aller à cheval à la mosquée, on l’y porte en litière. Le jour de l’aïd-el-kebir, une des grandes fêtes de la religion musulmane, l’empereur, au milieu de son armée, de la cour et d’une foule innombrable, tue un mouton en sacrifice ; un courrier, monté sur un cheval, le porte rapidement au palais, et si l’animal arrive avant d’avoir rendu le dernier soupir, c’est un signe de bonheur, de longue vie pour le sultan et de prospérité pour l’empire.

Le sultan du Maroc, en sa qualité de descendant et de vicaire du Prophète, a le pouvoir le plus absolu. Il est représentant de Dieu ; il est de droit divin. Il est maître de la vie et des biens de ses sujets ; nulle représentation nationale, nul corps constitué, nulle loi, nulle coutume ne se dresse en face ou à côté de lui. Notre consul au Maroc au siècle dernier, Chénier, remarquait que

  1. On raconte qu’au XIIe siècle un prétendant au trône profita de cette habitude pour enlever la capitale et s’emparer du pouvoir, pendant que le peuple priait.