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De là ce caractère confus et parfois inexplicable que revêt la politique marocaine.

La crédulité et le sentiment religieux qui ont produit l’autorité du sultan, des marabouts et des chefs de confrérie, ont aussi créé deux catégories d’hommes qui jouissent d’un grand prestige, qui sont presque au-dessus des lois, ce sont les chérifs et les santons. Les chérifs[1], ou descendans du Prophète par sa fille Fatima, sont en réalité innombrables. Ils courent par les rues des grandes villes ; les campagnes, de l’Océan au Sahara, en fourmillent, et il n’est pas de bourg ou ksar du sud qui n’en compte quelques-uns ; parfois ils forment à eux seuls toute la population d’un village, même d’un district, comme celui de Ksabi-ech-Cheurfa ; des tribus nomades entières se réclament de cette noble origine. Sont chérifs tous ceux qui de près ou de loin sont apparentés à la dynastie régnante, c’est la branche Alaouïa ; d’autres sont apparentés à celle de Moulei-ldris, enseveli à Zerhoun ou à celle de Mouley-Tayeb d’Ouazzan ; ce sont les Drisiin. Sont chérifs aussi tous ceux qui ont quelque accointance avec les dynasties anciennes. En dehors de ceux-là dont l’origine est reconnue, il y en a une multitude qui ont usurpé ce titre ; il n’est point d’agitateur, de prétendant au trône qui ne le revendique ; bon nombre aussi se sont fait établir, à prix d’argent, des généalogies plus ou moins suspectes, écrites sur des rouleaux de parchemin qu’ils portent en sautoir.

Un grand nombre de chérifs ou prétendus tels sont, malgré leur origine, dans un état voisin de la misère ; le sultan leur fait de temps à autre des cadeaux ou bien les envoie en subsistance à la charge d’une ville, d’une tribu. D’autres sont puissamment riches ; leur qualité les exemptant d’impôts, les mettant à l’abri des exactions qui ruinent tous les autres propriétaires, ils sont parvenus à acquérir des biens considérables et les font cultiver par des fermiers ou des métayers. Plusieurs ont ainsi la propriété de véritables villages appelés azib.

Riches ou pauvres, tous les chérifs jouissent d’une grande considération : même les plus pauvres et les moins estimables sont entourés de respects. On les appelle maîtres, moulei, ou seigneurs, sidi ; ils peuvent insulter le père et la famille des autres, ce qui est la grande injure chez les Arabes, et on ne peut leur

  1. Le pluriel arabe de cherif est cheurfa. Nous ne l’avons employé que quand il s’agit de noms propres de localités.