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Pour le froid et le chaud, il en est à peu près de même : règle générale, nous sommes tous d’accord. Sans doute, à l’aide de certains artifices, je peux parvenir à sentir chaud ce que vous sentez froid : par exemple si je sors d’un bain glacial et que je plonge mon bras dans une eau simplement fraîche. Mais d’abord il y a là encore dans ma perception quelque chose de vrai : l’élévation de température que je perçois est très réelle ; et d’autre part, en me replaçant dans les mêmes conditions que vous, je reconnais facilement que l’eau était fraîche. — Donc les sensations de chaud et de froid elles-mêmes ne sont pas si subjectives et illusoires qu’on se plaît à le dire.

Un quatrième argument est tiré de « l’énergie spécifique des nerfs. » D’après plusieurs psychologues ou physiologistes, à la suite de Millier, chaque nerf a une « énergie spécifique, » c’est-à-dire en somme le pouvoir de transformer les excitations qu’il reçoit. Par exemple, le nerf optique, quand il est excité, transforme lui-même cette excitation en lumière ; le nerf acoustique transforme en impressions sonores tous les mouvemens qui lui arrivent ; et ainsi des autres. Ce qui le prouve, dit-on, c’est qu’un même excitant, par exemple un courant électrique, appliqué au nerf optique, produit une sensation lumineuse, et appliqué au nerf acoustique produit une sensation sonore. Donc, conclut-on, le témoignage des sens est trompeur. Ce n’est pas l’objet réel qu’ils nous font connaître, mais un objet transformé par eux, dénaturé par eux. Nous ne percevons pas plus les objets réels qu’un homme ne perçoit la couleur réelle d’un paysage quand il regarde à travers des verres de couleur.

Cet argument est loin d’être aussi décisif qu’on l’a dit. D’abord la théorie de l’énergie spécifique des nerfs est fort contestée. Lotze disait qu’il attendait, pour y croire, que des « ondes sonores donnassent à l’œil la sensation de lumière, ou que des vibrations lumineuses fissent entendre un son à l’oreille ; » Wundt l’a discutée avec vigueur ; et il semble qu’elle perde de plus en plus de terrain.

L’expérience de l’excitation électrique sur laquelle on s’appuyait, semble avoir été interprétée arbitrairement. Car enfin, qu’une excitation électrique produise dans l’œil une sensation de lumière, alors qu’elle produit dans l’oreille une sensation de son, qu’est-ce que ce fait prouve ? Prouve-t-il que l’œil, ou le nerf optique crée la lumière ? En aucune façon. Il prouve seulement