Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 149.djvu/477

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Notre propre situation intérieure ne laisse pas aussi d’être troublée et agitée. Depuis quinze jours il s’est produit une complète métamorphose dans l’affaire Dreyfus ; peut-être n’est-ce pas la dernière qu’elle subira, et il est plus que jamais impossible de prévoir comment elle se terminera. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’elle est rouverte : il faudrait être prophète pour en mesurer d’avance l’évolution future, et nous ne le sommes pas. Nous n’avons jamais eu, ni prétendu avoir sur cette triste question, aucune lumière particulière. Nous n’avons jamais émis la prétention d’en savoir tant soit peu plus long que les autres. Nous nous sommes toujours abstenus des affirmations tranchantes, restant aussi éloignés de ceux qui prétendaient avoir une certitude personnelle de l’innocence de Dreyfus que de ceux qui prétendaient avoir une certitude personnelle de sa culpabilité.

Les uns et les autres avaient d’ailleurs des certitudes égales en intensité, et naturellement en intolérance. Ils ne souffraient pas que l’on pensât autrement qu’ils ne pensaient, et, comme ils prétendaient avoir pour eux l’évidence, ils étaient toujours prêts à accuser de mauvaise foi ceux qui ne voulaient pas la reconnaître. Nous n’avions, nous, plus modestement, que l’autorité de la chose jugée, vieux mot, vieille chose, qui, au milieu des passions débridées, paraissait singulièrement usée. Il ne suffisait plus de respecter un jugement définitif, il fallait croire. Mais quoi ? Nous avions beau ouvrir les yeux, nous n’étions nullement frappés de cette évidence dont chacun des deux partis se disputait le monopole. Il fallait donc passer aux raisons qu’ils alléguaient, aux argumens qu’ils invoquaient : raisons et argumens étaient d’un poids sensiblement pareil, c’est-à-dire assez léger. Au milieu de ce chaos des esprits, le respect de la chose jugée nous paraissait de plus en plus être le seul refuge, et nous persistons à croire qu’il était le seul à ce moment. Est-ce à dire que nous ayons la superstition de l’infaillibilité de la justice humaine, soit civile, soit militaire ? Non, certes, et nous l’avons déclaré bien souvent. Au début même, et lorsqu’on a annoncé pour la première fois avec un grand fracas qu’un honorable sénateur avait en main la démonstration certaine de l’innocence de Dreyfus, nous avons pensé qu’il fallait voir, et nous l’avons dit. Mais on ne nous a rien montré du tout, nous n’avons rien vu, et nous l’avons dit. D’autres au contraire, devant cette lanterne qu’on avait négligé d’éclairer, voyaient toutes sortes de choses, et ils s’indignaient qu’on ne les vit pas comme eux. Mais tous les yeux n’ont pas la même perspicacité. Alors a commencé, soit d’une part, soit de l’autre, une campagne qui nous a paru condamnable, et qui reste telle pour