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du christianisme se rencontrent. Dans Shakspeare, l’immensité du champ de la vision est telle que le poète conserve, au milieu des horreurs tragiques, une sorte de sérénité intellectuelle.

Le drame anglais n’a pas pour objet principal, comme la tragédie antique, une action qui se développe, une destinée qui s’accomplit, avec des personnages dont le caractère, restant à l’état d’esquisse, n’offre que les traits généraux de l’humanité. Ce n’est pas non plus l’analyse de quelque passion générale incarnée dans un homme, comme nous en présente la tragédie française avec le Cid, Chimène ou Phèdre. Le caractère individuel, voilà pour l’individualisme anglais l’objet propre de la poésie dramatique. Mais, ici encore, une distinction est possible ; l’âme personnelle peut être représentée ou dans les phases successives de sa formation intérieure, ou dans son action extérieure sur un milieu réel. La première espèce de drame est surtout allemande ; c’est celle qu’ont adoptée les poètes philosophes, les Gœthe et les Schiller, qui se plaisent à décrire l’évolution d’un caractère. La seconde forme du drame est surtout anglaise ; c’est celle que Shakspeare porte à sa perfection. Avec lui, caractère et action sont ramenés à l’unité et transportés dans la vie active. Sans doute Shakspeare, lui aussi, nous fait assister parfois à des formations de caractère ; mais ce qu’il représente plus généralement, c’est la manifestation progressive du caractère, déjà formé, dans les actes de la vie. Aussi ses caractères, au lieu de demeurer généraux, sont-ils dès le début fortement individualisés. Avant d’être jaloux, Othello est déjà Othello, il est l’Africain au sang de feu ; et quand il sera jaloux, il le sera à la manière d’Othello, non du candide Troïlus. Avant d’être ambitieux, Macbeth est Macbeth, et si nous assistons au développement progressif de son ambition, comme nous avons assisté au progrès de la jalousie chez Othello, ce développement n’est qu’une conséquence de l’individualité propre au personnage. Quant à l’action même, elle est la dernière des conséquences, elle est la résultante de ces trois facteurs : le caractère individuel, la passion générale et humaine qui s’y est développée sous une forme particulière, enfin le milieu particulier qui a provoqué l’explosion au dehors de la passion intérieure. C’est donc bien la vie même, dans son principe et dans ses effets, que le poète nous représente ; le sens psychologique et le sens de l’action, en se réunissant et en se complétant dans l’âme anglaise, devaient engendrer le génie dramatique.