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quérir. Isabelle apprit quelques heures après, à Ségovie, cet incident étrange, et partit pour Medina. Elle y arriva le lendemain au point du jour avec l’archevêque de Tolède, Cisneros Ximénès ; par son ascendant et ses prières, elle parvint enfin à calmer sa fille et à la ramener dans ses appartenons, mais après lui avoir promis d’autoriser son prochain départ.

Il n’y avait pas à s’y méprendre : la surexcitation mentale de Jeanne était au plus haut degré, et devenait pour ainsi dire publique par une telle aventure. Il fallait céder, et les Rois Catholiques firent préparer à Laredo l’escadre qui la devait conduire : on traîna en longueur, il est vrai, pour éviter à la princesse les gros temps d’hiver, et elle ne put s’embarquer avant le mois de mai 1504. Son voyage fut heureux : neuf jours après elle était à Blankenberghe. Philippe vint la recevoir à Bruges, et ils partirent ensemble pour leur résidence de Bruxelles. La malheureuse Jeanne devait y subir bientôt l’épreuve la plus rude pour une âme passionnée, les tourmens de la jalousie. C’était un coup suprême porté à sa raison chancelante.

Jusqu’alors les désordres de son mari lui avaient vraisemblablement été cachés, ou du moins elle avait pu fermer les yeux sur des erreurs secrètes et passagères. Mais à Bruxelles, l’archiduc, soit que l’état d’esprit de sa femme l’éloignât d’elle, soit que pendant leur longue séparation il eût pris l’habitude de ne se plus contraindre, lui laissa voir une froideur dont elle fut désespérée et dont elle ne tarda pas à rechercher la cause. Ses soupçons n’étaient que trop justifiés : Philippe avait une intrigue avec une femme de la plus haute noblesse et d’une grande beauté. Ces sortes d’aventures ne sont pas longtemps mystérieuses dans les Cours ; fut-ce une manifestation imprudente ou une indiscrétion qui instruisit la princesse ? on ne sait, mais elle ne put douter de la trahison. Elle résolut de se venger, ce qui était naturel, mais elle le fit avec des emportemens, une insouciance du scandale qui attestaient à la fois l’intensité de sa douleur et une bizarre brutalité. Elle accabla d’injures et de coups la maîtresse de son mari, et donna ordre qu’on lui coupât les cheveux jusqu’à la racine. Ces actes si peu conformes à la dignité du rang suprême eurent des conséquences particulièrement significatives et funestes. Philippe, en effet, indigné d’un emportement aussi étrange, qui avait eu tant de témoins et qui le blessait à la fois dans son amour et dans sa vanité, adressa à la princesse de sanglans reproches et s’oublia