Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 149.djvu/622

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’écrit rien, tout est clair. Car il répand dans les accessoires des détails menus et significatifs qui multiplient le sens du dessin et amusent par le jeu puéril des devinettes. Il fait jaser les infiniment petits. Et tous ses myrmidons se mettent à rire comme un tas de mouches.

C’est ici qu’on voit surtout par où diffèrent les deux grands caricaturistes. Il faut des légendes aux dessins de M. Forain, qui sont beaucoup plus artistiques qu’idéographiques. Il n’en faut guère aux dessins de M. Caran d’Ache, qui sont surtout idéographiques. Et, d’autre part, comme ceux-ci disent déjà par eux-mêmes beaucoup de ce qu’ils veulent dire, il leur faut des légendes très appropriées. Le texte est expressément lié au dessin, comme l’âme au corps. Il n’en va pas du tout ainsi avec M. Forain. Si l’on mettait dans un sac tous ses corps, je veux dire ses dessins, et, dans l’autre, toutes ses âmes, je veux dire ses légendes, le diable même ne saurait les réunir. Ce que M. Forain fait dire à ses bonshommes n’a aucun rapport avec ce qu’il leur fait faire. Il ne leur fait rien faire. Leurs gestes ne sont pas du tout indicatifs de leurs sentimens. Généralement ils émettent leurs réflexions philosophiques sur l’amour ou l’argent en vaquant au nœud de leur cravate. Mais ils pourraient les émettre toutes différentes sans faire différemment leur nœud. Son trait est suggestif de formes, non d’idées. Une seule ligne lui suffit à faire deviner le jeu complet de l’ossature et de la musculature d’un bookmaker. Si l’on voulait télégraphier un dessin, avec le minimum de traits, il faudrait s’adresser à M. Forain. Mais ce qui est ainsi signifié, ce sont des formes, non des idées ; des corps, non des âmes. Il réalise le vœu d’Hokou-Saï : « Quand j’aurai cent dix ans, chez moi, soit un point, soit une ligne, tout sera vivant. » Mais rien n’est parlant.

Au contraire, chez M. Caran d’Ache, tout parle. Ses personnages abondent en gestes : on dirait des sourds-muets. Leurs mains ont une éloquence extraordinaire. Elles repoussent, acceptent, menacent, agréent, s’étonnent, déplorent, font fi. Leurs yeux, figurés par un simple point sous un sourcil, — un point d’orgue, — témoignent clairement de toutes leurs impressions. La légende n’est pas encore écrite, qu’on l’a déjà comprise. Car les actes s’expriment surtout par les mains et les âmes par les yeux. M. Forain ne fait ni mains, ni yeux. Ses mains sont des énigmes. Celles qu’il a pourvues de cinq doigts sont fort rares. Si on les