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soit encore qu’en 1815 Carle Vernet caricature les Cosaques qui se promènent à Paris, et en 1871, M. Régamey l’Empereur Guillaume, — toutes ces railleries sont médiocres. Les vaincus rient jaune. Il n’est pas de très bonne satire sans un peu de bonhomie ou d’indifférence. Trop d’emportement fait trembler la main et empêche de décocher le trait juste.

De même, trop de conviction nuit. Il n’est rien de plus lamentable, en art, que les caricatures de Napoléon III faites après le 4 septembre, par des adversaires convaincus et indignés de l’Empire. Rien de plus pauvre et de plus plat que ces « Badin-guets » de Pépin, de Faustin, de Régamey, de Humbert, de Moloch, de Klenck, de Pilotell, de Frondât, que l’Empereur avait collectionnés avec soin et qu’il regardait curieusement, à Chislehurst, sous la lampe, durant les longues soirées de l’exil, éprouvant on ne sait quel amer plaisir à rouvrir les blessures d’un irréparable passé… Il n’est rien de plus parfait, au contraire, que les caricatures littéraires de Don Quichotte ou de Sancho Pança, tracées avec sympathie par un homme qui aimait, au fond, ses ridicules héros, — rien, sinon peut-être la caricature de M. Pickwick que Dickens, après tant de traits railleurs, finit par nous faire aimer.

Car nous aimons, plus que nous ne détestons, les personnages ridicules, et c’est là l’explication de certains phénomènes autrement inexplicables de la vie publique. « En France, le ridicule tue, » est un des proverbes les plus audacieusement mensongers qui aient égaré l’opinion. En réalité, le ridicule n’a jamais tué que les gens qui étaient déjà morts ou naturellement disposés au suicide. Il n’a pas tué Louis Bonaparte en 1848, le plus ridiculisé des hommes et celui contre qui les maîtres de la caricature se sont le plus acharnés, ni Gambetta en 1876, ni, en 1887, le général Boulanger, lorsqu’on établit qu’il venait, en secret, de Clermont-Ferrand, « vêtu d’une longue redingote, muni de lunettes bleues, et affectant de boiter. » Quant aux hommes qui se sont fait, au dehors de la politique une célébrité de leur extravagance, on n’aperçoit pas que le ridicule les ait tués davantage, et pour quelques-uns il serait plus vrai de dire qu’en un certain sens, leur servant de passeport comme aux bouffons du XVIe siècle, il les a fait vivre.

C’est qu’aussi bien en pays démocratique, le ridicule a peu d’ennemis. Rire d’un homme n’a jamais empêché de voter pour