déportés en Sibérie. La cause de cette catastrophe était simple.
Le gouvernement russe avait établi, sur toute la frontière du Turkestan, en y comprenant la partie qui coupe le Pamir, une ligne de douanes. Cette institution avait singulièrement gêné les chefs de la montagne, qui, à défaut du métier de coupeurs de routes, avaient encore jusque-là comme principale occupation la contrebande, et en particulier celle du thé et de la poudre. Ils ne comprirent pas la sujétion qu’on voulait leur imposer, et chassèrent les douaniers. On fut obligé de renforcer ceux-ci par des soldats. Devant l’impossibilité de transiger avec ces derniers, les Kirghiz n’eurent plus qu’une ressource : ils les tuèrent. Et ils les tuèrent d’une façon barbare et maladroite : il y eut une histoire de têtes sciées avec des cordes, peu faite pour concilier aux coupables la bienveillance des juges européens. Le gouvernement général du Turkestan, si paternel aux indigènes, mais pourtant ferme quand il le faut, n’hésita pas. Les quatre chefs, immédiatement révoqués, furent traités comme il vient d’être dit. La vieille reine des Kirghiz fit des efforts désespérés et touchans pour sauver ses fils et petits-fils. Deux seulement échappèrent à la potence, mais non à la déportation.
Certes la condamnation fut méritée : force devait rester à la loi et à l’autorité souveraine. Mais, malgré tout, des gens qui habitent sur le Toit du Monde sont peut-être, jusqu’à un certain point, excusables de ne pas comprendre ce que c’est qu’un régime douanier et même ce que c’est qu’une frontière. J’ignore si les juges eurent connaissance de l’anecdote, probante quant à ce second point, que j’ai racontée tout à l’heure. Mais ces pauvres Kirghiz du Pamir, qui comprenaient si mal la valeur des règlemens administratifs en temps de paix, n’auraient-ils pas mérité peut-être une indulgence spéciale en considération de la façon dont ils étaient prêts à servir leur nouvelle patrie d’adoption en temps de guerre ? Au cas où les feuilles détachées de mon journal de route parviendraient jusqu’à ceux de qui dépend la grâce des détenus sibériens, je serais bien heureux, j’ose l’avouer, si elles pouvaient par hasard être l’occasion d’un adoucissement quelconque au sort actuel de mes deux amis survivans.
A partir de Gouldcha, commençait l’ascension progressive et régulière. Jusque-là nous n’avions fait que passer à diverses reprises d’une vallée dans une autre, sans gagner beaucoup d’altitude depuis la plaine du Ferganah ; nos quelques escalades avaient