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naturalistes européens mettent maintenant en doute la puissance de son venin. Je n’ai pas eu personnellement l’occasion de vérifier l’action de sa piqûre sur les êtres humains et je n’ai pu constater si les propriétés qu’on lui attribue sont, à cet égard, véritables. Mais j’ai pu constater son effet mortel sur des moutons. Et pour que, dans le Turkestan, où il existe des reptiles si venimeux et tant d’animaux féroces, les indigènes aient de cette bestiole une pareille crainte, il faut que, selon toute probabilité, la réputation qui lui a été faite soit fondée.

Après l’ennuyeux incident qui nous a fait perdre près d’une heure, nous marchons pendant quatre kilomètres le long de la rive gauche, sur un sentier assez peu de mon goût. Il domine la rivière à une hauteur de quelques centaines de pieds et consiste en une corniche de calcaire dur, poli et ; glissant comme du marbre : on voit bien que le vertige est inconnu aux gens du pays. Un premier pont de bois, construit par les Russes et assez solide, nous fait franchir commodément la Gouldcha, et nous longeons sa rive droite. A un kilomètre plus loin, un second pont du même genre traverse un gros affluent venant de l’Est, qui tombe en cataracte : c’est la Biélé-Ouli, ou Ak-Ouli, dont une branche descend du col du même nom, et dont l’autre bras vient du pic Aïou-Tapam, haut de 18 000 pieds, et qui forme le centre du système de montagnes de l’Alaï septentrional. Cinq chaînes viennent y converger. Le milieu du courant de la Biélé-Ouli, couvert d’écume, est encadré de stalactites de glace, et le tout constitue une masse blanche et mouvante au fond d’un gouffre d’où monte vers nous un bruit assourdissant. D’énormes rochers luisans, d’un noir verdâtre et au profil fantastique, servent de cadre. Le point de vue est l’un des plus pittoresques de cette journée. Le jour baisse de plus en plus. Il paraît que la vallée à notre gauche est très fréquentée par les ours. Mais il n’entre pas dans notre programme d’aller à la chasse pour le moment.

La vallée de la Gouldcha, que nous continuons à remonter, devient très étroite et sinueuse. Les sommets des montagnes à pic qui enserrent la rivière se succèdent les unes aux autres dans l’ordre le plus capricieux. Leurs silhouettes noires, éclairées par le crépuscule, apparaissent successivement les unes derrière les autres, se découpant nettement sur le ciel clair. Et nous les découvrons une à une sans que rien nous fasse prévoir la fin de l’étape ou l’approche du but. Nous revenons sur la rive gauche,