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sans vouloir s’arrêter. Et force m’est de le suivre tout en maugréant.

Je m’en console en contemplant sa silhouette qui est vraiment curieuse. Il est vêtu, comme moi du reste, d’une robe de chambre en peau de mouton, au cuir couleur jaune citron, dont la Lainé est à l’intérieur, et coiffé d’un bonnet fourré que de longs services ont rendu presque complètement chauve. La fourrure en est réduite à un certain nombre de longues mèches décolorées, qui forment sur tout le pourtour une couronne mal fournie. Il a l’air de l’un de ces personnages qui ont été scalpés dans les romans de Gustave Aymard. À d’autres momens, il éveille aussi, dans ces solitudes montagneuses, la vague idée d’un chartreux ou d’un dominicain, représentans de quelque lointaine succursale des couvons d’Occident. Tels devaient être, comme apparence extérieure, ces moines nestoriens qui, du Xe au XIVe siècle, ont couvert l’Asie centrale, et en particulier les montagnes où nous étions, de leurs colonies inconnues, et y ont porté, de la mer Caspienne au Pacifique, de l’Hyrcanie à la Corée, la foi chrétienne, avec un succès que la conversion des Mongols à l’islamisme a pu seule arrêter. Ils ont planté la croix sur les sommets des Monts Célestes ; ils y ont écrit, en caractères syriaques et ouigours, des pages d’histoire sur lesquelles devait, pendant six siècles, retomber un voile que les archéologues d’aujourd’hui, stupéfaits, commencent à peine à soulever.

Il m’était réservé, pour ma part, de découvrir ou d’étudier plus tard, au cours de ce même voyage, plusieurs de leurs nécropoles et de leurs monastères, dans des régions plus reculées encore, où les historiens d’Occident n’enseignaient pas, naguère, que la foi chrétienne ou la vie monastique eussent jamais pénétré.

Après avoir marché pendant quinze à seize kilomètres dans la vallée du Terek-Sou, nous arrivons à un endroit où la gorge se rétrécit subitement, au point de ne plus laisser que tout juste le passage de la rivière, dans le lit de laquelle il nous faut marcher A cet endroit, voisin de ses sources, le Terek-Sou n’est plus qu’un gros ruisseau et est facilement guéable. À droite et à gauche s’élèvent deux murailles à pic, hautes de plus de mille mètres. Ce passage se nomme Darvaza (la Porte). Le coup d’œil est un des plus grandioses et des plus pittoresques qui se puissent voir.

Aussitôt après avoir franchi ce pas, on se trouve au point le plus bas d’une sorte de cuvette où viennent converger plusieurs