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ainsi que nous l’avons raconté, dans la partie évasée, qui, à une certaine époque plus humide que la période géologique actuelle, a dû être remplie par un glacier. Il est urgent d’arriver le plus tôt possible à la ligne de faîte. On nous a prévenus, à Och et à Gouldcha, que nous devons tâcher de l’atteindre avant onze heures, car, à partir de ce moment, nous a-t-on dit, le temps se gâte à peu près régulièrement chaque jour, en cette saison, sur le sommet. Il survient des bourrasques de neige et le passage peut être rendu impossible. Malgré tous nos efforts, la longueur des nuits et la présence des bagages ont retardé notre marche, et il est près de midi quand, après avoir gravi lentement les parois dénudées de l’entonnoir, nous arrivons au bas du dernier talus, une pente régulière de quatre cents mètres de hauteur environ, inclinée à 70 degrés et sur le flanc de laquelle s’élève en écharpe un sentier extrêmement glissant et purement théorique, aucun terrassement n’ayant jamais été fait, — du moins jusqu’à l’époque dont je parle, — pour lui donner une existence réelle. Il est tracé sur la neige en hiver, sur les rocs et sur les éboulis mobiles en été, par les pieds des gens qui passent.

Le tout, au moment où nous allons tenter l’escalade, est enveloppé d’un nuage de neige fouettée par le vent, au travers duquel nous apercevons vaguement, quand les éclaircies le permettent, une caravane de chevaux chargés de thé, venant, en sens inverse, de la Chine, et faisant des efforts savans pour descendre la pente du sentier, les hommes s’accrochant où ils peuvent et retenant leurs animaux par la queue.

Tandis que nous attendons que leur arrivée au bas nous laisse le passage libre, j’ai le loisir d’examiner tout à mon aise un spectacle assez curieux. Au pied de cette dernière pente, un grand nombre d’ossemens et de squelettes entiers sont accumulés. Ce sont ceux de gens qui, surpris par le mauvais temps pendant la dernière partie de leur ascension, ou manquant de forces à la descente, ont perdu l’équilibre et se sont laissés choir. Le nombre en est considérable, il est de plusieurs centaines. La façade de l’escarpement étant concave, et rétrécie à sa base, presque tous vont ainsi s’entasser au même endroit. La plupart de ces restes, me disent mes gens, sont ceux de Musulmans qui, poursuivis par les Chinois après la répression sanglante de l’avant-dernière révolte de Kachgar, ont tenté de traverser les montagnes en hiver, pour se sauver au Ferganah. Beaucoup d’entre eux, exténués de fatigue,