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geôle collectiviste. Une fois arrivés et à peine entrés, ils découvriront l’erreur ; ils s’apercevront que votre terre promise n’est qu’un bagne de galériens, et ils s’insurgeront contre la chiourme. Je vous plains, si vous avez la malchance de jamais l’emporter. Il vous arriverait la même aventure qu’à tous les révolutionnaires qui, au lendemain de la révolution, ont eu la témérité de prétendre organiser la révolution ; vous seriez dévorés, et ce serait justice.

LE COLLECTIVISTE. — La contradiction que vous nous reprochez, elle n’est pas de notre fait, mais bien du fait de la société et de la civilisation contemporaine. Elle est au fond même de l’homme moderne qui est en proie à des aspirations contraires, qui s’abandonne au délire de l’orgueil individualiste, rejetant toute loi et tout frein, et qui rêve aux douceurs de l’humaine fraternité et aux délices de la solidarité universelle. La contradiction, elle est le fait d’une société désemparée et déséquilibrée, qui a perdu sa foi et sa règle ancienne sans en avoir trouvé une nouvelle ; d’une société qui a quitté une rive sans avoir encore atteint l’autre, et qui jette, vers les deux bords opposés, des regards hésitans et inquiets. La contradiction, elle provient de l’anarchie des idées et des intelligences, du choc des doctrines qui s’entre-heurtent dans les mêmes cervelles, du conflit des esprits entre eux et avec eux-mêmes, du désarroi, en un mot, de la pensée moderne qui oscille sans cesse d’un pôle à l’autre. Trop d’esprits ressemblent à une bascule qui monte et qui descend sans fin, incapable de trouver son assiette. L’équilibre entre l’instinct individuel et l’instinct social est rompu ; il ne peut être rétabli que par une nouvelle éducation, une nouvelle morale, une nouvelle organisation sociale qui rendent l’harmonie à la pensée humaine, en même temps que la paix à la société.

L’ANARCHISTE. — L’équilibre, vous le rétablissez en sacrifiant l’individu, en mutilant l’homme, en l’amputant de ce qu’il a de plus précieux, sa personnalité. Et vous ne vous apercevez pas qu’au lieu d’être les pionniers du progrès, vous lui tournez le dos ! L’humanité marche à l’affranchissement de l’individu, par suite, en sens inverse de votre collectivisme.

LE COLLECTIVISTE. — Confusion des idées et chaos des esprits ! Peut-on discuter dans quel sens se fait l’évolution des sociétés ! Il n’y a pourtant, semble-t-il, qu’à ouvrir les yeux ! L’humanité est en marche vers la solidarité, vers la mise en commun des forces et des efforts, par suite vers le collectivisme.