jugez-vous cela tyrannique ; peut-être n’est-ce, à vos yeux, qu’une de ces chaînes dont la société avait chargé l’individu, et dont il a le droit de s’affranchir ? Ou bien, au contraire, reconnaissant que l’homme, réuni en société, ne peut se passer d’une règle commune, prétendez-vous asseoir une morale nouvelle sur l’individualisme ? Mais comment plier, au joug d’une règle commune, l’homme adorateur de sa personnalité, l’individu que vous exaltez jusqu’à le déifier ? Un dieu n’a de devoirs qu’envers soi ; et quels devoirs se reconnaîtra l’homme de vos rêves, si ce n’est envers son orgueil ? Le premier, l’unique devoir de chacun des humains n’est-il pas, pour vous, de vivre sa propre vie ? Cette morale, nous la connaissons, c’est celle des prétendus grands hommes et des grands oppresseurs de tous les temps. L’individualisme n’en peut fournir une autre. L’individualisme ne peut enfanter de morale ; ce qui lui en tient lieu, c’est ce que les pédans appellent la lutte pour la vie, doctrine inhumaine qui rabaisse l’humanité au rang de la brute, doctrine antisociale qui, sous des apparences philosophiques, ne fait que proclamer la légitimité de la force. La morale de l’avenir ne sortira pas de l’individualisme ; la morale de l’avenir sera sociale, ou elle ne sera pas. Elle visera la collectivité par-dessus l’individu. Déjà, dans les aspirations de l’homme moderne, le salut social prend la place du salut individuel. Son cœur s’est élargi ; les destinées de l’humanité priment, pour lui, sa personnalité éphémère. Cela est si vrai que, pour garder ou ressaisir une prise sur les peuples, les doctrines du passé, les vieilles religions sont contraintes de leur tenir un langage nouveau, de laisser dans l’ombre les félicités égoïstes des paradis supraterrestres pour leur parler de rédemption sociale. La rédemption sociale, voilà après quoi soupirent les peuples, et cette rédemption terrestre, vainement promise par d’autres, le collectivisme seul peut l’effectuer. Il est le dernier terme de l’évolution morale contemporaine. Il doit apporter au monde, avec la réalisation de l’idéal nouveau, la pleine application de la nouvelle morale.
L’ANARCHISTE. — Vous ne vous gênez pas pour tirer la couverture à vous. Si l’homme ne sait pas encore se faire sa loi à lui-même ; s’il lui faut un autre principe d’action que le respect de sa dignité humaine ; si les peuples ont encore besoin de ce que vous appelez une morale, ils peuvent en trouver une, sans avoir recours à vous. Cette morale sociale, dont vous prophétisez l’avènement, croyez-vous donc en apporter la révélation ? En