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certains tous deux qu’elle leur abandonnerait le pouvoir spontanément et avec joie. Chacun, dans l’intérêt de sa cause particulière, avait même tout avantage à ce que cet abandon parût fait par une personne sensée et maîtresse de ses actes. En un mot, soit l’un, soit l’autre étaient sûrs du pouvoir effectif sous une reine nominale : à quoi bon détruire le prestige d’un consentement qui légitimait leurs prétentions ? Cette accusation gratuite et qui se place en dehors de tous les témoignages contemporains, fondés même sur des faits publics, ne se tient pas debout.

La maladie mentale de Jeanne n’était que trop réelle. Toutefois, il faut se garder ici d’assertions absolues. Les désordres cérébraux de la princesse, ses humeurs noires, ses violences soudaines, ses manies bizarres ne sauraient être contestées ; mais en même temps on ne peut méconnaître que son intelligence et son jugement n’étaient pas constamment altérés. Jamais elle n’a perdu la connaissance de son rang, de ses droits, ni les sentimens de famille, ni la faculté de suivre un entretien : ses crises, terribles il est vrai, n’étaient que passagères. Sans doute elle était incapable de régner parce qu’elle n’avait ni volonté continue, ni esprit de conduite, et parce que la confusion de ses idées, l’étrangeté de ses fantaisies et de ses emportemens étaient incompatibles avec le rang suprême : sombre, passionnée, parfois furieuse, hors d’état de diriger sa vie et d’ordonner sa maison, elle ne pouvait évidemment mener les affaires d’un royaume. Mais elle n’était pas une aliénée au sens strict du mot qui implique le bouleversement total des facultés ; elle avait des périodes de calme pendant lesquelles elle parlait et agissait correctement ; ce ne fut que beaucoup plus tard que, son mal s’étant aggravé, elle subit des hallucinations et fut presque constamment troublée. A l’époque où nous sommes parvenus, on peut la définir une atrabilaire sujette à des accès aigus de délire intermittent. Il était donc urgent de la garder avec soin, de régler les détails de sa triste existence, de l’écarter de tout travail, et surtout d’éviter que des intrigans ne prétendissent l’entraîner, au profit de leurs ambitions, dans des entreprises périlleuses. Le gouvernement espagnol n’excédait donc pas son droit : d’autant plus qu’alors, comme on ne savait point traiter les maladies mentales, on n’imaginait d’autre système que la réclusion. Mais on verra par la suite de ce récit que cet internement, déjà rigoureux sous l’administration de