Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 149.djvu/840

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

part, un poste militaire répondait de la tranquillité aux alentours. Ferdinand, en quittant Tordesillas pour se rendre à Burgos, pouvait croire que cette installation nouvelle, entourée d’un certain appareil, dans une ville paisible, assurerait à la fois la dignité royale et la surveillance exigée par l’état moral de sa fille. Il en eût été ainsi sans doute si le personnel eût été à la hauteur de sa tâche. Il paraît bien que dans les premiers temps l’autorité fut modérément exercée ; mais, soit que les instructions du Roi n’eussent pas été assez précises, soit qu’elles eussent été mal interprétées et dans un sens trop rigoureux, soit que l’habitude eût peu à peu émoussé le respect, soit que les caprices ou les violences de la princesse eussent fait considérer comme nécessaires une discipline plus stricte et même parfois une coercition effective, il est certain que Jeanne se trouva bientôt complètement livrée à l’arbitraire de cette Cour singulière, dont les principaux personnages, au lieu d’être des serviteurs fermes et patiens, devinrent peu à peu, sous des titres solennels, de véritables gardiens maladroits et tyranniques.

On doit reconnaître, il est vrai, que leur mission était difficile à bien remplir. Les excès ou les fantaisies de Jeanne devaient être prévenus ou réprimés, et il était malaisé de concilier une vigilance permanente et parfois une résistance catégorique avec le respect de la majesté royale et une certaine mesure de liberté. Les rares documens contemporains, notamment une lettre de l’évêque de Malaga, écrite de Tordesillas et adressée au roi d’Aragon, signalent son exaltation nerveuse poussée jusqu’à la fureur, sa passion de vivre seule dans un appartement obscur, enfin sa complète négligence d’elle-même. Ce prélat indique, comme une circonstance extraordinaire, que, depuis quelque temps, « elle n’avait injurié, ni frappé personne, » mais qu’elle demeurait presque toujours étendue par terre, faisant même, lors de ses repas, placer les mets sur le sol : il ajoute que, depuis le départ de Ferdinand, elle n’avait voulu ni changer de linge, ni même se laver la figure. Ajoutons, — ce qui à cette époque et chez une princesse espagnole, était particulièrement extraordinaire, — qu’elle refusait généralement d’assister à la messe et affectait à l’égard des pratiques religieuses une entière indifférence, parfois même une antipathie accentuée. L’écrivain allemand dont nous avons parlé au début de notre étude, citant cette disposition d’esprit, l’attribue à une tendance vers les doctrines de la Réforme, et il insinue même qu’elle a été