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femme. On le retrouve au XVIe siècle chez tous les écrivains dont l’œuvre exprime les idées les plus répandues. A lire l’œuvre de Rabelais, on devine sans peine quelle idée il se fait de la femme. Du reste, il s’en explique clairement : « Quand je di femme, je di un sexe tant fragile, tant variable, tant inconstant et imparfaict que nature me semble (parlant en tout honeur et révérence) s’estre esgarée de ce bon sens, par lequel elle avoit créé et formé toutes choses, quand elle ha basti la femme. Et, y ayant pensé cent et cinq cents fois, ne scay à quoi m’en résouldre sinon que, forgeant la femme, elle ha eu esgard à la sociale délectation de l’homme et à la perpétuité de l’espèce humaine plus qu’à la perfection de l’individuale muliébrité[1]. » Montaigne pense de même ; et c’est tout juste s’il dit les choses avec moins de crudité. Il n’est pas d’avis « que l’oisiveté de nos femmes soit entretenue de notre sueur et travail[2]. » Donc, tandis que Mlle de Montaigne fait les comptes, surveille les plantations, dirige les maçons, il moralise, il épilogue, il voyage, il se distrait de toutes manières, sans ombre de scrupule, mais avec la forte conscience qu’il n’outrepasse pas les privilèges de son sexe et qu’il n’excède pas ses droits. Les bourgeois de Molière n’auront pas une autre conception du rôle de la femme, et beaucoup parmi les bourgeois de maintenant pensent tout à fait comme ceux de Molière. C’est la tradition.

C’est en Italie que sont nées les idées qui vont pour un temps modifier la condition de la femme. Ce sont les idées essentielles dont se compose l’esprit lui-même de la Renaissance. L’une est l’idée des droits de l’individu. Tandis qu’il s’était jusqu’ici absorbé dans l’ensemble de la communauté civile, religieuse, familiale, voici qu’il secoue le joug et réclame fièrement son indépendance. On veut être soi-même et se distinguer des autres, développer en liberté et dans leur plénitude les facultés de son être ; cela même est remplir sa destinée. Chacun de nous a sa valeur propre, un trésor d’énergies qu’il faut de l’état latent faire passer à l’acte : c’est en quoi consiste la « vertu. » Faisons donc briller cette vertu dans tout son éclat, et laissons-en après nous un lumineux souvenir, afin de nous survivre parmi les hommes. Un grand désir de gloire exalte les esprits. — L’autre est l’idée antique du culte de la Beauté. Pendant des siècles, l’humanité, gouvernée par la discipline chrétienne, s’était référée à un idéal d’abstinence et de sacrifice. On s’était tenu en méfiance contre la vie, en garde contre le piège de ses séductions : on va maintenant au-devant

  1. Rabelais, III, 31.
  2. Montaigne, I, III.